Contrairement au puritanisme borné des scientifiques payés depuis des siècles pour nous décrire les sociétés primitives comme d’atroces monstruosités - comme sociétés bestiales, non encore humaines, à l’image du barbare traînant « sa femme » par les cheveux de « la guerre du feu » - le matérialisme historique, lui, analyse ces communautés primitives comme étant des communautés du naturalisme, c’est à dire comme étant le communisme primitif.

Là où certains ne voient que barbarie, nous voyons l’expression « de ce qu’il y a d’humain dans l’homme » (Marx), des sociétés qui ne connaissent pas les séparations entre travail et jeu, entre éducation et plaisir, entre homme et nature, entre vie et mort.

Des communautés où n’existent ni classes, ni Etat, ni appropriation privative, ni famille, où l’Etre collectif de l’homme n’est rien d’autre que l’homme lui-même, où n’existe pas l’individu atomisé - pourtant tant vanté aujourd’hui - où la communauté correspond aux intérêts de l’espèce.

Dans le communisme naturel et primitif, même si l’humanité est comprise dans la limite de la horde, l’individu ne cherche pas à soustraire du bien à son frère, mais il est prêt à s’immoler sans la moindre peur pour la survie de la grande phratrie.

Amadeo Bordiga - A Janitzio on n’a pas peur de la mort

Et toujours contre les âneries véhiculées par les « universitaires », il s’avère de plus en plus nettement que ces sociétés primitives, ce communisme naturel, étaient des sociétés d’abondance où de plus régnaient des rites de redistribution des richesses, de destruction des surplus (exemple du « potlach » chez les iroquois, etc.)

Si nous voyons dans le communisme primitif une préfiguration embryonnaire de la communauté humaine future, il n’en reste pas moins vrai que ce communisme était encore imparfait, borné, limité (il ne s’agit pas pour nous de reprendre le mythe du “paradis perdu”) et ce parce que strictement déterminé par les conditions naturelles extérieures, les intempéries, la fonte des glaces, les tremblements de terre, etc, entraînant à certains moments la pénurie et donc la nécessité de produire des réserves, d’accumuler.

La dissolution de la communauté naturelle par l’échange, déterminée d’une part par l’accumulation d’excédents pour l’échange et d’autre part l’existence de pénurie dont, historiquement la première et essentielle, la pénurie de femmes, s’effectue d’abord à la périphérie de la communauté pour ensuite de plus en plus déterminer le passage des communautés de chasseurs/cueilleurs aux sociétés d’agriculture/élevage c’est-à-dire la production pour l’échange, l’apparition de la valeur et à sa suite de la monnaie comme intermédiaire à l’échange, l’expropriation des hommes, la division du travail, la division en classes, bref la destruction du communisme primitif et l’apparition des sociétés de classes et de l’Etat organe de défense des intérêts de la classe dominante, processus qui, résumé ici en quelques lignes, prend en réalité des millénaires.

L’aliénation - dans le sens ou Marx le définit - comme dessaisissement ou dépossession ou plus correctement l’extraénisation, apparaît avec la dissolution de la communauté primitive, mais, dans les sociétés primitives, à cette extraénisation, préexistait une aliénation: l’aliénation naturelle.

Cette aliénation naturelle est bien entendu qualitativement différente de l’aliénation/ extraénisation de plus en plus développée dans les sociétés de classes et portée à son apogée domination absolue dans le mode de production capitaliste. En effet, l’aliénation naturelle est produite de la nécessité d’expliquer, de comprendre les phénomènes naturels incompréhensibles et apparemment supraterrestres qui déterminent l’ensemble de la vie communautaire. C’est pourquoi tous les cultes, mythes, divinités,… de ces communautés recoupent les éléments essentiels de la vie humaine, de la reproduction de l’espèce: le fécondité, le soleil, la vie, la lune, le feu…

Nous avons donc traduit Entfremdung par extraénisation en modifiant seulement le mot créé, à juste raison, par Hippolyte. En effet: il est impossible ici de traduire par aliénation, parce que c’est masquer la réalité, plus précisément, c’est voiler le moment auquel est arrivée l’aliénation. Or le terme implique que l’homme est devenu étranger à lui-même, à sa Gemeinwesen et que son activité le rend toujours plus étranger, l’éloigne toujours plus de sa réalité humaine. C’est une phase extrêmement importante du développement de la société capitaliste. La dernière, c’est lorsque les rapports sociaux atomisés, rendus indépendants dans le capital dominent l’être humain dont l’activité fut leur génératrice originelle. **On a alors la réification laquelle a pour conséquence inévitable la mystification complète de la réalité.”

Jacques Camatte – Invariance

“La religion, comme le mot l’indique, relie les êtres. Elle n’apparaît qu’au moment où l’activité des hommes a été fragmentée, comme a été fragmentée leur communauté. Elle reprend les rituels, la magie, les mythes des sociétés précédentes. Avant il n’y avait pas de religion.”

Jacques Camatte – à propos de l’aliénation dans Capital et Gemeinwesen

C’est pourquoi également, ces mythes, rituels - expressions de la vie communautaire primitive - sont beaucoup plus l’ébauche de la conscience humaine que celle de sa fausse conscience, mystifiée : la religion.

Sans qu’aucunement ces phénomènes soient compris consciemment, l’homme primitif leur trouve une solution, une raison mystique, mais cette mystification n’est pas extérieure à leur vie, n’est pas inhumaine, la réalité est seulement déformée, mystifiée par les limites mêmes de l’homme primitif. Cette aliénation a encore un caractère humain.

Les représentations de la vie primitive devenue avec la valeur ce que l’on appelle « l’art » même déformées par la mystique ne sont pas encore totalement séparées de la vie même, « l’art » n’est pas encore la représentation morte d’une survie et ce parce qu’il existe encore un art de vivre.

La dissolution de la communauté en même temps qu’elle entraîne la séparation entre les hommes, entraîne toutes les séparations, l’aliénation devient purement inhumaine. Au plus vont se développer les différents types de sociétés de classes, au plus va se développer le dessaisissement de l’homme, sa dépossession matérielle et donc celle de sa conscience.

Dans la forme de l’échange, de la monnaie et des classes, le sens de la pérennité de l’espèce disparaît tandis que surgit le sens ignoble de la pérennité du pécule, traduite dans l’immortalité de l’âme qui contracte sa félicité hors de la nature avec un dieu usurier qui tient cette banque odieuse. Dans ces sociétés qui prétendent s’être haussées de la barbarie à la civilisation, on craint la mort personnelle et on se prosterne devant des momies, jusqu’aux mausolées de Moscou, à l’histoire infâme. »

Amadeo Bordiga – A Janitzio on n’a pas peur de la mort