La domination mondiale du capitalisme se différencie radicalement de tous les modes de production qui l’ont précédé par son essence universelle, condition de l’unification de l’histoire de l’humanité. Le capitalisme n’est pas produit de la simple succession linéaire des modes de production qui l’ont précédé dans telle ou telle zone géographique, car contrairement à ses antécédents il a comme présupposé le marché mondial.

C’est pourquoi le mode de production capitaliste est le premier mode de production mondial. Lui seul détruit et unifie tous les autres modes de production qui coexistaient antérieurement (féodalisme, esclavagisme, mode de production asiatique, etc.) et en même temps rend possible et nécessaire le communisme universel. Le capitalisme résume ainsi et simplifie les antagonismes de classes qui ont fait toute la préhistoire humaine; la contradiction fondamentale est maintenant celle entre capitalisme et communisme, entre classe capitaliste et prolétariat.

Dans cette contradiction, le prolétariat est le pôle négateur, il est le pôle de la destruction du capitalisme. Et, autant le capitalisme résume l’histoire des classes dominantes, autant le prolétariat résume et rend possible le combat de toujours des classes exploitées. C’est pourquoi, comme le dit Marx, si « la classe possédante et la classe prolétarienne représentent le même état d’aliénation de soi de l’homme », c’est le prolétariat seul qui incarne, qui personnifie, dans la déchéance, la révolte contre cette déchéance, la « révolte à laquelle il est poussé nécessairement par la contradiction entre sa nature humaine et sa vie réelle qui constitue la négation manifeste et décisive de cette nature » (La Sainte Famille - 1845).

Le capitalisme qui clôture le cycle de la valeur (en généralisant au monde entier la production marchande) libère le serf de sa dernière entrave, l’attache à la glèbe, mais, en même temps qu’il le libère de cette attache à la terre, il rompt le dernier lien qui rattachait encore l’homme à la nature et qui permettait en plus à l’homme de subsister puisque dans le rapport social féodal par exemple, une partie de la force de travail du serf revenait à lui-même, l’autre revenant à son seigneur. Il ne reste plus au serf libéré c’est-à-dire au prolétaire moderne, comme seule propriété, que sa force de travail et ses enfants.

La lumière, l’air etc. … la propreté animale la plus élémentaire cessent d’être un besoin pour l’homme. La crasse, cette corruption, cette putréfaction de l’homme, ce cloaque au sens littéral de la civilisation, l’incurie totale et contraire à la nature, la nature putride deviennent l’élément où il vit.

Karl MarxManuscrits de 1844

C’est dans et par ce dénuement total que le prolétariat trouve sa force destructive; n’ayant rien à perdre, il a tout à gagner.

[l’homme égoïste] est la base, la condition de l’Etat politique. L’Etat l’a reconnu à ce titre dans les droits de l’homme. Mais la liberté de l’homme égoïste et la reconnaissance de cette liberté est plutôt la reconnaissance du mouvement effréné des éléments spirituels et matériels qui en constituent la vie. L’homme ne fut donc pas émancipé de la religion; il reçut la liberté religieuse. Il ne fut pas émancipé de la propriété; il reçut la liberté de la propriété. Il ne fut pas émancipé de l’égoïsme de l’industrie; il reçut la liberté de l’industrie.

Karl MarxLa question juive, 1843

L’émancipation marchande, la libération réalisée par le capitalisme est donc la liberté de se faire pleinement exploiter; la dépossession complète du prolétaire est sa liberté de devoir, pour ne pas crever, vendre sa force de travail. C’est dans cet acte contraint et forcé de vente/achat de la force de travail humaine que se trouve achevé le processus historique de déshumanisation.

L’aliénation/extraénisation est totale; l’homme n’est plus qu’une simple marchandise, une chose morte. L’aliénation de l’homme est le travail salarié, le travail aliéné, l’aliénation du travail. C’est cet acte de vente échange marchand qui sépare totalement l’ouvrier, le producteur, des moyens de production. Il est obligé de se vendre pour pouvoir se mettre en valeur auprès de moyens de production étrangers et extérieurs à lui bien que ceux-ci ne sont en fait que du travail humain cristallisé.

L’ouvrier met sa vie dans l’objet. Mais alors celle-ci ne lui appartient plus, elle appartient à l’objet. (…)Il n’est pas ce qu’est le produit de son travail. Donc, plus ce produit est grand, moins il est lui-même. L’extraénisation de l’ouvrier dans son produit signifie non seulement que son travail devient un objet, une existence extérieure, mais que son travail existe en dehors de lui, indépendamment de lui, étranger à lui, et devient une puissance autonome vis-à-vis de lui, que la vie qu’il a prêtée à l’objet s’oppose à lui, hostile et étrangère.

Karl Marx – Manuscrits de 1844

Le produit du travail est donc un objet étranger à l’ouvrier et qui le domine. Ce n’est pas l’ouvrier qui domine la machine, c’est le capital, c’est le rapport social, l’esclavage salarié, qui domine totalitairement la vie de l’ouvrier.

Ainsi le rapport social capitaliste apparaît lui aussi comme une puissance extérieure, étrangère, naturelle en quelque sorte, qui domine le prolétaire et qui, de plus, se présente comme éternel. L’aliénation du travail s’exprime en plus en ceci que le travail n’est pas pour l’ouvrier un besoin naturel auquel il se soumet volontairement, au contraire, c’est l’unique moyen qui lui est laissé pour satisfaire ses besoins vitaux. La lutte historique des prolétaires contre l’aliénation capitaliste est la lutte des prolétaires contre le travail.

Le caractère extérieur à l’ouvrier du travail apparaît dans le fait qu’il n’est pas son bien propre, mais celui d’un autre, qu’il ne lui appartient pas, que dans le travail l’ouvrier ne s’appartient pas lui-même, mais appartient à un autre. Il est la perte de lui-même.

Karl MarxManuscrits de 1844

Mais c’est cette « perte de lui-même » qui donne en même temps à l’ouvrier la possibilité matérielle de prendre conscience de cette perte de lutter, de détruire ce système d’esclavage salarié.

En d’autres termes, la métamorphose de l’ouvrier en simple objet du processus de production capitaliste s’effectue, dans le mode de production capitaliste par le fait que le travailleur est contraint d’objectiver sa force de travail par rapport à l’ensemble de sa personnalité et de la vendre comme une marchandise lui appartenant.

En même temps, cependant, la scission qui naît, précisément ici, dans l’homme s’objectivant comme marchandise, entre objectivité et subjectivité, permet que cette situation devienne consciente. Dans les formes sociales antérieures et plus ‘naturelles’, le travail est déterminé « immédiatement comme fonction d’un membre de l’organisme social » (Marx Contribution à la critique de l’économie politique); dans l’esclavage et le servage, les formes de domination apparaissent comme « ressorts immédiats du processus de production », ce qui interdit aux travailleurs, enfoncés avec la totalité indivisée de leur personnalité, dans de tels ensembles de parvenir à la conscience de leur situation sociale.

Au contraire, le travail qui se présente dans la valeur d’échange est présupposé comme le travail de l’individu particulier et isolé. Il devient social en prenant la forme de son opposé immédiat, la forme de la généralité abstraite. Avant tout, l’ouvrier ne peut prendre conscience de son être social que s’il prend conscience de lui- même comme marchandise. Son être immédiat le place, ainsi que nous l’avons montré, comme objet pur et simple dans le processus de production. Cette immédiateté étant la conséquence de multiples médiations, on commence à voir clairement tout ce qu’elle présuppose, et ainsi les formes fétichistes de la structure marchande commencent à se décomposer : dans la marchandise l’ouvrier se reconnaît lui-même et reconnaît ses propres relations au capital. Tant qu’il est pratiquement incapable de s’élever au-dessus de ce rôle d’objet, sa conscience est la conscience de soi de la marchandise, ou, en d’autres termes, la connaissance de soi, le dévoilement de soi de la société capitaliste fondée sur la production et le trafic marchands.

Ceci explique le processus dialectique tendanciel permanent qui va de la « conscience de soi de la marchandise » que l’on retrouve chez le prolétaire atomisé, c’est à dire la « non – classe », à la constitution de la classe en « classe pour-soi », en classe consciente.

Nous avons donc vu que ce qui caractérise essentiellement le mode de production capitaliste c’est que:

En premier lieu, il produit des marchandises. Mais ce qui le distingue des autres modes de production, ce n’est pas de produire des marchandises, c’est plutôt ceci : le caractère dominant et décisif de cette production est d’être une production de marchandises. Cela implique en premier lieu que l’ouvrier lui-même apparaît uniquement comme vendeur de marchandises, et partant comme ouvrier salarié libre, donc que le travail apparaît essentiellement en tant que travail salarié (…). Les agents principaux de ce mode de production, le capitaliste et l’ouvrier salarié, sont comme tels uniquement des incarnations, des personnifications du Capital et du Travail salarié.

Karl Marx – Le Capital

C’est donc la marchandise qui détermine la vie; pour exister sous le capitalisme, tout doit prendre la caractéristique de marchandise, c’est-à-dire la qualité d’échangeabilité (avoir une valeur d’échange en plus du support qu’est la valeur d’usage). La force de travail humaine devient donc quelque chose d’étranger à l’homme, devient une marchandise, devient une simple chose morte, inhumaine; c’est l’objectivation. Il en résulte que, pour les travailleurs :

Les rapports de leurs travaux privés apparaissent ce qu’ils sont, c’est-à-dire non des rapports sociaux immédiats des personnes dans leurs travaux mêmes, mais bien plutôt des rapports objectifs de personnes et des rapports sociaux entre choses.

Karl Marx – Le Capital

Sous le capitalisme, l’homme n’est que ce qu’il apporte, que ce qu’il possède comme valeur à échanger. C’est l’argent qui occupe entièrement la place de la communauté car la seule chose de commun entre les hommes est leur possession plus ou moins grande d’argent. C’est l’argent qui relie les êtres séparés, extraénisés; leur relation est entièrement inhumaine, elle est monétaire. C’est sous la forme d’argent que le capital est apparu historiquement. L’argent est donc la médiation universelle par laquelle tout doit passer – (cf. Karl Marx« Grundrisse », chapitre de l’argent). Un exemple de cette communauté de l’argent est le mariage où, au-delà des discours sur l’amour fou et le coup de foudre, la réalité n’est que la mise en valeur sous contrat d’argent, donc de misère.

L’argent étant lui-même communauté, il ne peut en tolérer d’autres en, face de lui.

Karl Marx

L’ouvrier se présente au final comme propriétaire de la marchandise force de travail et se vend lui-même comme chose avec elle. Le processus d’extraénisation est par conséquent double; il se manifeste d’abord dans la séparation des forces humaines et des produits du travail de leurs créateurs et ensuite dans leur autonomisation; la conséquence en est la domination de l’homme par la forme matérielle, objective, de son propre travail.

Le caractère fétichiste de la marchandise est ainsi dévoilé: tous les rapports sociaux, humains doivent prendre sous le capitalisme, la caractéristique de marchandise et apparaissent ainsi comme un rapport entre choses mortes, non-humaines.

Ainsi le rapport social des producteurs au travail d’ensemble apparaît comme un rapport social extérieur à eux, entre objets. (…) C’est seulement un rapport social déterminé des hommes entr’eux qui revêt ici pour eux la forme fantastique d’un rapport des choses entre elles. (…) C’est ce qu’on peut nommer le fétichisme attaché aux produits du travail, dès qu’ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production.

Karl Marx – Le Capital

La caractéristique générale du mode de production capitaliste réside donc dans le fait que les rapports de production entre les hommes ne s’établissent pas seulement pour des choses mais aussi et surtout au moyen des choses.

La marchandise (et son caractère fétichiste) étant la médiation obligée de toute production, tous les rapports entre hommes et en particulier les rapports entre prolétaires et capitalistes, se trouvent ainsi voilés, mystifiés, chosifiés.

La forme générale de ce phénomène est la réification. Et ce rapport entre hommes réifiés est lui même représenté sous un rapport personnifié, personnification des rapports de production capitaliste avec d’un côté le capitaliste et de l’autre le prolétaire; tous deux expressions de la division du travail.

L’économie ne traite pas de choses, mais de rapports entre personnes et, en dernière instance, entre classes; or ces rapports sont toujours liés à des choses et apparaissent comme des choses.

Friedrich Engels – à propos de la critique de l’économie politique de Marx

Nous allons décomposer artificiellement, en deux temps, le processus global de réification afin de mieux saisir les différents mais indissociables éléments qui le composent:

A) La réification est le processus par lequel les rapports de production capitaliste (qui détermine des rapports entre les hommes, entre essentiellement capitalistes et prolétaires) confèrent une forme sociale déterminée ou des caractéristiques sociales déterminées aux choses par l’intermédiaire desquelles les hommes entrent dans des rapports mutuels. C’est la chosification.

B) Ce qui permet au propriétaire des choses ayant une forme sociale déterminée, d’apparaître sous la forme personnifiée de capitalistes et d’entrer dans des rapports de production concrets avec d’autres hommes. C’est la personnification.

En d’autres termes, sous le mode de production capitaliste, les rapports entre les hommes doivent prendre le caractère général de marchandise valeur d’échange, échangeabilité et deviennent donc des rapports réifiés, des rapports entre choses vente de la force de travail contre un salaire. Mais, ces mêmes rapports réifiés devenus choses extérieures, dominatrices se trouvent eux-mêmes personnifiés par les capitalistes, représentants « vivants » d’un rapport entre choses mortes.

Le capitaliste est du capital personnifié

Karl Marx – Le Capital

Le « comble » du caractère fétichiste de la marchandise se trouve évidemment dans la valeur qui s’engendre elle-même, dans l’argent qui enfante l’argent.

L’argent prend la qualité inhumaine, « en soi » d’engendrer encore plus d’argent comme le pommier, engendre des pommes. L’ensemble du processus est obturé, la réification est parfaite; il ne reste plus rien de l’homme. C’est le règne des choses: argent, machines, travail, loisirs… capital. C’est le règne de la mort.

La réification des rapports de production retrouve ainsi la place centrale que lui donnait déjà Marx dans sa théorie de la valeur, dans sa « nécrologie du mode de production capitaliste » - Le Capital.

La nature de la marchandise implique (…) la réification des conditions sociales de production et la personnification des bases matérielles de la production; voilà ce qui caractérise le mode de production capitaliste dans son ensemble.

Karl Marx – Le Capital, Livre III

Il nous fallait donc restituer la théorie de la réification au centre même de la totalité que constitue le fétichisme de la marchandise. Réintroduire cette conception fondamentale, que le moteur même de la libération humaine sera le fait du prolétariat lui-même en raison des conditions inhumaines du mode de production capitaliste. C’est justement parce que le prolétaire est extraénisé, complètement dominé et soumis par un amassement monstrueux d’objets sans vie, expression du fait que sa vie est sans objet, qu’il peut comprendre désormais la nécessité du communisme universel - sans argent - de demain.