LA GALERIE DES GLACES

Fondements et développement de la négativité de l’homme total

Tout rapport de l’homme à lui-même apparaît comme un rapport à l’autre, dans la société capitaliste, l'immédiateté du rapport à soi et du rapport à l’autre est détruite par l’inscription, dans la communication, de la communauté illusoire des hommes comme médiation, communauté qui peut être nommée : Capital, État, Idéologie, Religion, Philosophie, Art. La communauté illusoire, mais réelle, fonctionne comme agent et comme but de la dichotomie qui fait de tout sujet, de chaque individu, une dualité où s’affrontent l’individu réel condamné à la particularité et sa représentation universelle et mystique dans le ciel matériel de l’Etat ou du Capital. Chaque individu ne peut fonctionner comme universel, social, concret, qu’en s’abandonnant lui-même, en s’aliénant dans la communauté.

Pour l’ouvrier parcellaire, la fuite du produit et la concentration de celui-ci au pôle opposé, sous forme de capital, constitue un mouvement qui est simultanément celui de l’exploitation et celui de la constitution de la communauté illusoire du capital. Toutes les catégories de ce dernier représentent le fonctionnement aliéné de l’homme comme être générique, chacune d’elle constitue un procès de « socialisation » de l’individu, de construction d’une communauté dont la condition sine qua non est le capital qui fonde en lui-même la tentative unitaire, par dessus l’antagonisme des classes, de construction mythique de l’unité sociale du genre.

Catégorie centrale de la critique de l’économie politique, la valeur d’échange est par excellence le procès de formation de la communauté sur l’aliénation du produit et du producteur : « de plus dans la valeur d’échange, le temps de travail de l’individu isolé apparaît de façon immédiate comme temps de travail général et ce caractère général du travail individuel comme caractère social de ce dernier. » (Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, Éd. soc., p. 11).

Dans la perspective du mode de production bourgeois, la constitution de la valeur d’échange se présente comme la socialisation de l'acte producteur particulier qui ne trouve son universalité sociale qu’en devenant acte producteur de valeur d’échange, la valeur est donc une empreinte purement sociale, socialisée, socialisante. Dans le système capitaliste, toute « socialisation » de l’individu doit nécessairement se plier aux catégories exprimant le fonctionnement du capital, c’est la communauté, l’unification du parcellaire au profit du mode de production dominant : « la force de travail de la société toute entière, laquelle se manifeste dans l’ensemble des valeurs, ne compte par conséquent que comme force unique, bien qu’elle se compose de forces individuelles innombrables. » (Marx, le Capital, Éd. soc, Livre I, tl, P- 54) ; c’est l’unité sociale du travail humain au service du capital. La socialisation aliénée / aliénante de la valeur d’usage dans son contraire la valeur d’échange supprime l’immédiateté du rapport du producteur à son produit, à sa jouissance, le produit n est p us fabriqué comme moyen de jouissance du producteur ou de la communauté des producteurs, mais comme marchandise.

Cependant, la réalisation de la valeur d’échange est simultanément la fin de la marchandise en tant que valeur d’échange car elle passe dans la sphère de la consommation. Ainsi, seul un équivalent universel, la monnaie en l’occurrence, demeure constamment « social » - temps de travail social matérialisé -, il est seul le lieu où se produit « l’aliénation universelle, l’élimination des travaux individuels ».

L’équivalent universel, dans le mode de production capitaliste, se manifeste comme l’essence commune de la société, sa « Gemeinwessen », en tant qu’il est la marchandise aliénée absolument. L’immédiateté du rapport du produit au producteur se transforme en rapport médiatisé - par le système de production - du produit à l’or comme « mode d’existence immédiat du temps de travail général ». Le nouveau rapport ainsi établi fait de la « Gemeinwesen » de la société capitaliste sa genèse et son but. L’argent est donc le point de convergence, le résumé sacré de la totalité sociale, tout produit, tout acte producteur, pour fonctionner comme social doit se situer en référence à ce point particulier, suivant l’expression de Marx, il devient « le dieu des marchandises ». L’argent est donc la valeur d’échange parvenue à l’autonomie. Mais ce point particulier qui entretient avec le reste des marchandises un rapport religieux est simultanément particulier et universel. De prix réalisé, l’argent devient le représentant matériel particulier de la richesse générale sous sa forme bourgeoise de marchandise. « Communauté » des produits, l’argent est aussi « communauté » des producteurs, seul lieu où ceux-ci peuvent accéder à l’existence sociale où est organisé leur isolement. Dans Fragments de la version primitive de la Contribution à la critique de l’économie politique, Marx écrit : « La façon dont, dans l’argent, les rapports sociaux sont extérieurs et promus à l’autonomie face aux particuliers et à leurs relations individuelles se manifeste dans l’or et l’argent sous la forme de monnaie universelle. » et, en note, il ajoute : « l’argent apparaît ici, en fait, comme leur communauté existant objectivement en dehors d’eux. » Seul à l’or, en tant que monnaie universelle, revient véritablement la détermination d’équivalent général et de matérialisation du temps de travail car, en face de lui, les monnaies nationales sont des équivalents particuliers qui ont besoin de l’or comme équivalent général. La « socialisation » du produit et du producteur trouve sa forme raccourcie et universelle dans l’or : communauté des hommes extérieure à eux-mêmes, représentation de la totalité sociale à tous les niveaux de la vie quotidienne, vu le développement de la valeur d’échange. Socialisateur, « cet équivalent général ne peut être le résultat que d’une action sociale. » (Le Capital, Livre I, t.l, p. 97), celle du système de production, de la fuite du produit, de la séparation des producteurs et des moyens de production.

En se développant jusqu’à son existence autonome sous la forme de l’or, la valeur d’échange fonctionne comme la condition sine qua non de la rencontre du moi et de l’autre, du rapport social, de la construction de la « communauté » sociale ; le rapport de moi à l’autre est le rapport de nos marchandises. L’aliénation du rapport ne prend sa pleine signification, dans l’optique qui nous intéresse, seulement comme base de la production de l’extériorité de la communauté, de son objectivation, communauté dont la seule médiation est la marchandise ; la communauté devient un objet indépendant, extérieur aux individus, elle est l’objectivation de l’être générique de l’homme. Dans ces conditions, les producteurs n’existent l’un pour l’autre que comme choses, et leur relation monétaire qui fait pour tous de leur communauté elle-même quelque chose d’extérieur et partant d’accidentel, n’est que le développement de ce rapport. « N’étant pas subordonnés à une communauté naturelle, ni ne se subordonnant d’autre part à la communauté en prenant conscience que c’est ce qu’ils ont de commun, il faut, en face d’eux, sujets indépendants, que celle-ci existe comme quelque chose de matériel également indépendant, extérieur, fortuit. » (Marx, Fragments de la version primitive...) La communauté parade dans le ciel à la droite de la valeur d’échange.

La communauté ainsi produite repose sur l’échange individuel qui se fonde lui-même sur la division du travail. À tous les niveaux, cette communauté se présente donc comme la somme d'individus parcellisés qui ne trouvent leur unité commune qu’à l’extérieur d’eux- mêmes. Ici, la division du travail agit comme facteur constitutif de la marchandise et de la transformation de celle-ci en argent, l’échange ne fait que mettre en rapport les différentes sphères de production. La division du travail agit également comme élément constitutif de la fausse communauté du capital dans le sens où elle est à la base de la coopération comme forme sociale de production. Par cette dernière, « la marchandise devient le produit social d’une réunion d’ouvriers dont chacun n’exécute constamment que la même opération de détail » (le Capital Livre I, t.2, p. 29) ; les travailleurs parcellaires composent un mécanisme vivant, le travailleur collectif, qui est une des manifestations de la communauté objectivée dans le capital.

La valeur d’échange, comme communauté extérieure aux individus, en passant de la circulation simple au capital, s’autonomise en tant que valeur d’échange et en tant que communauté aliénée / aliénante. « L’argent qui est valeur d’échange adéquate résultant de la circulation, qui est devenu autonome mais rentre dans la circulation pour s’y perpétuer et être mis en valeur (s’y multiplier) grâce à la circulation elle-même, c’est le capital ». (Marx, Fragments..., p. 245.) Dans un tel mouvement, la fin, le but de l’échange, et de tout le procès, sont la valeur d’échange ; le procès se définit par la figure A-M-A (A est l’argent ; M, la marchandise), le but déterminant est donc la valeur d’échange. Ce mouvement de la valeur qui se met en valeur, de l’extériorité qui ne fonctionne plus comme communauté qu’en se prenant toujours elle-même comme base, atteint sa forme la plus achevée, la plus mystificatrice, la plus objectivée et la plus extérieure dans le capital porteur d’intérêt. Sous cette forme, le capital ne porte plus « les marques de son origine, le rapport social est achevé sous la forme du rapport d’un objet, l’argent, à lui-même. » (Le Capital, Livre III, t.l.) L’argent, comme lieu sacré où se représente à elle-même comme totalité une société parcellisée, accède à l’autonomie absolument aliénée dans le capital porteur d’intérêt et dans le cycle du capital argent, soit : A-M...P...M’-A (P, capital productif ; M’=M+m, forme marchandise de la plus-value ; A’= A+a, plus-value). Le terme A du procès exprime que nous avons affaire ici à de la valeur qui s’est mise en valeur, de la valeur qui a enfanté de la valeur, au cycle du capital argent. L’argent est la forme sous laquelle tout capital se manifeste pour devenir capital productif ; dans une production capitaliste développée, l’argent, comme capital argent, joue le rôle principal dans le cycle de reproduction du capital. .

La mise en valeur de la valeur implique l’antagonisme de classes entre capitalistes et ouvriers salariés. La manifestation de la monnaie comme communauté extérieure aux individus fait du système capitaliste, en tant qu’il a pour but la production de valeur d’échange, à son niveau le plus matériel, le système de reproduction d’un rapport générique aliéné, système de production de la fausse communauté. Le cycle de production capitaliste n’est achevé que lorsque la somme des marchandises produites est réalisée en argent. Contrairement à la production marchande simple, la mise en valeur du capital présuppose une contradiction de classes entre capitalistes et ouvriers salaries, en tant qu’il ne reconnaît comme son but que la production de valeurs d’échange, le cycle du capital argent est la formule de la production de la fausse communauté, du rapport interhumain fondé sur l’aliénation, qui a l’avantage de faire apparaître que celui-ci ne peut exister qu’avec un antagonisme de classes.

. … …. T
A-M ….P….M’ (M+M) - A’ (A+a)
. … …. Mp

(Mp, moyen de production ; T, force de travail ; « - » désigne le changement de forme\ de la valeur)

La formule du cycle du capital où A’ devient point de départ d’une nouvelle rotation\ est la formule de production et de reproduction de ce rapport générique aliéné englobant\ de plus en plus d’hommes et de sphères de la société :

. … … …. T1 … … … … … … … … … … … … … … … .. T2
A-M1 …P1….M’1 (M1+m1) - A’1 (A1+a1) - M2 …P2…M’2 (M2+m2) - A’2 (A2+a2)
… … … Mp1 … … … … … … … … … … … … … … … . Mp2

Le procès cyclique du capital est le procès de production et de > reproduction de la communauté extérieure aux hommes parce qu’il apparaît comme cycle du capital argent, de la richesse sous sa forme sociale générale.

Le cycle du capital productif, quant à lui, apparaît sous la forme :

P…M’- A’ - M…P

Le mouvement commence et finit dans le procès producteur de valeur d’échange et de plus-value, c’est également dans le capital productif qu’est aliéné par l’ouvrier salarié la valeur d’usage de sa force de travail.

Le cycle du capital marchandise décrit la figure :

M’ - A’ - M.…P.…M”

Il représente ainsi, sous sa première forme M’, un rapport capitaliste, il est sous sa forme immédiate le cycle de la valeur capital, de la valeur d’échange capitalisée.

Les trois cycles, capital argent, capital productif et capital marchandise, sont tous les trois, en décrivant des figures diverses, immédiatement formules de production de l’aliénation de l’être générique, de la fausse communauté ; le premier comme procès de l’argent, le second comme procès de l’aliénation de l’activité, le troisième comme procès de la valeur d’échange : « les trois cycles ont ceci en commun : la mise en valeur de la valeur comme fin déterminante, comme moteur. » (Le Capital, Livre II, t.l, p. 93.)

Dans le mode de production capitaliste, les ouvriers salariés se trouvent donc en face du capital comme devant l’aspect social de leur acte producteur. Ainsi, le concept d’exploitation reprend et enrichit le concept d’aliénation : la fuite du produit, la séparation des producteurs immédiats et des moyens de production, la vente de la force de travail, représentent autant d’aliénations constitutives de l’exploitation.

Le procès cyclique du capital est donc directement procès de production et de reproduction de la fausse communauté ; c’est un procès générique dans le sens où, dans la société bourgeoise, il représente le mouvement producteur de la concentration objective de la totalité sociale. L’ouvrier salarié voit donc fuir de sa main ses produits qui se concentrent en face de lui sous forme de marchandises et de capital ; le caractère social de sa production ne se manifeste à lui que sous forme antagonique ; en lui, son universalité (en tant qu’il est producteur de la richesse sociale) s’oppose absolument sous forme de lutte des classes à son existence particulière d’individu. L’universalité sociale concrète de l’ouvrier apparaît comme capital. Ce qui se manifeste au premier abord face à ouvrier comme capital, ce n’est pas la valeur d’usage de sa propre force de travail, mais es moyens de production ; ce qui apparaît pour lui comme le rapport capitaliste fondamentale, c’est donc la séparation radicale du producteur d’avec les moyens de production. Face au producteur, l’accumulation de la richesse sociale - et les moyens pour augmenter cette accumulation -, donc pour développer la totalité sociale concrète objective en tant que communauté extérieure, « se transforme en moyen de dominer et exploiter le producteur » (le Capital, Livre I, t.3, p. 88).

En tant que détentrice des moyens de production, la classe capitaliste constitue la médiation vivante entre le particulier et l’universel. Le produit fuit de la main du producteur (aliénation). L’exploitation est donc le mouvement qui, en dominant le producteur, fait de la communauté générique une entité séparée au service de la domination de la classe bourgeoise, elle-même dominée par cette entité. La force de travail ne peut fonctionner socialement que lorsqu’elle est vendue par son possesseur et devient partie intégrante du capital productif ; elle n’est vendue que parce que les moyens de production, en tant que propriété d’autrui, sont séparés du possesseur de la force de travail. Celui-ci ne s incorpore au social (totalité sociale concrète objectivée) qu’en devenant simple élément du capital, donc quand il ne s’appartient plus. Le salariat représente l’exclusion absolue de l’individuel et du social, de la conservation de celui-ci dans celle-là : c’est la séparation radicale et l’antagonisme de la vie individuelle et de la vie générique (vie productive, cf. supra). C’est l’usage de la force de travail et, par là même, pour un temps déterminé, du travailleur, qui est aliéné au capital : « la mise en œuvre productive de sa force de travail [donc de son activité générique, nda] ne devient possible qu’à l’instant où, vendue, elle entre en combinaison avec les moyens de production » (le capital, Livre II, t. 1, p. 32) ; les agents objectifs et subjectifs de la production se situe donc en opposition attractive. La force de travail est pour l’ouvrier une marchandise qui ne devient sociale, donc capital, qu’en étant aliénée, vendue au possesseur des moyens de production : « En régime capitaliste de production, la masse des producteurs immédiats se trouve face à face avec le caractère social de leur production, sous la forme d’une autorité organisatrice sévère et d’un mécanisme social parfaitement hiérarchisé du procès de travail. » (Le Capital, Livre III, t. 3, p. 256.) Le problème de l’aliénation de soi pour l’ouvrier, comprise comme un rapport avec l’autre (le capitaliste), et, enfin de compte, avec un certain mode de production, est celui de la fausse communauté.

Tout homme occupe une place déterminée dans les rapports de production d’une certaine société, rapports que les clases définissent entre elles dans le procès de production. Ainsi le travail aliéné ne produit pas seulement un objet étranger à son producteur mais aussi un rapport d’exploitation entre les diverses classes de la société et surtout entre les deux principales, la bourgeoisie et le prolétariat : sous les choses, il y a toujours des rapports humains. L’aliénation de la valeur d’usage de la force de travail est donc le moyen par lequel, dans le mode de production bourgeois le capital intervient comme séparation active de l’individu et de sa vie générique. En s’éloignant du producteur, le produit va augmenter le pouvoir du capital : l’aliénation matérielle de l’objet économique est donc corollaire du rapport d’exploitation entre capitalistes et prolétaires ; c’est ainsi que le concept d’exploitation, en se substituant à celui d’aliénation, l’enrichit. Aliénation et exploitation recouvrent le même phénomène vu comme une histoire particulière, puis compris comme un rapport social : « par le travail aliéné, l’homme n’engendre pas seulement son rapport avec l’objet et l’acte de production en tant que puissances étrangères et qui lui sont hostiles ; il engendre aussi le rapport dans lequel d’autres hommes se trouvent à l’égard de sa production et de son produit, et le rapport dans lequel il se trouve avec ces autres hommes. » (Marx, Manuscrits de 1844, Éd. soc., p. 66.)

En enlevant à l’aliénation de soi son caractère individualiste, et en la faisant entrer dans les rapports de production, est ainsi supprimée l’identification hégélienne entre objectivation et aliénation ; cette dernière n’est qu’un mode d’être historique de l’objectivation de l’essence extrinsèque (« L’objet auquel se rapporte nécessairement un être n’est rien d’autre que la révélation de son essence » - Feuerbach, la Philosophie de l’avenir, in Manifestes philosophiques, Éd. PUF, p. 133). La vie productive capitaliste est donc une vie générique aliénée. Tout individu sous le pouvoir du capital ne participe de l’activité générique que comme élément de celui-ci. Pour devenir social (sous le mode de production capitaliste, nous entendons par le « social », une totalité concrète objectivée), tout élément doit s'être préalablement métamorphosé en capital ; dans la société bourgeoise, la marque du capital est le sceau de l'universel. L’exploitation est donc le mouvement qui, en matérialisant l’aliénation de soi, en dominant le producteur, fait de la vie productive - vie générique - l’existence réelle, pratique, du travail aliéné en tant que rapport social. Ainsi l’aliénation de soi a pour corollaire l’antagonisme des classes ; elle est fondée, dans le mode de production bourgeois, sur l’exploitation de la force de travail par le capital et sur une vie générique rendue étrangère à l'individu particulier : l’être générique de l’homme, aussi bien la nature que ses facultés intellectuelles génériques, sont transformées en un être qui lui est étranger, en moyen de son existence individuelle (cf. Manuscrits de 1844, p. 54). Le travail aliéné, le salariat (en ce qui concerne le mode de production bourgeois), est donc immédiatement le processus producteur d’une fausse communauté sociale, celle dont la médiation et le but sont le capital : « Il (le travail aliéné) lui (l’ouvrier) arrache sa vie générique, sa véritable objectivité générique. » (cf. Manuscrits de 1844, p. 54). Le travail aliéné, en tant que créateur de marchandises, se situe, comme travail abstrait socialement nécessaire, face au travail concret dans la bivalence de la marchandise : valeur d’échange / valeur d’usage. L’exploitation de la force de travail qui détermine le passage de la circulation simple au capital double l’opposition entre travail particulier concret et travail général abstrait avec l’antagonisme entre le travail vivant et le travail passé objectivé ; le travail mort, devenu autonome face à l’ouvrier salarié, domine, comme totalité sociale concrète objectivée, son travail vivant (élément subjectif du procès de production).

Le système de production capitaliste tend à développer de plus en plus la forme sociale de la production et à concentrer l’appropriation privée des moyens de production ; ce développement contradictoire rend donc le caractère social de la production de plus en plus autonome par rapport aux individus productifs réels. Cette forme sociale qui englobe des sphères de plus en plus nombreuses de la vie productive (vie générique) se construit comme un monde clos. La valeur d’échange, le temps de travail général abstrait, le travail mort, en tant que fausse communauté, ne pouvaient se comprendre qu'en opposition à la valeur d’usage, au travail concret, au travail vivant ou subjectif. Parvenu à un stade avancé de son développement, le système capitaliste organise en une forme sociale absolument autonome le lieu où il se donne en spectacle comme une totalité sociale concrète objectivée ; le système crée ainsi, à partir des éléments cités ci-dessus qui ne se produisent que dans l'opposition dialectique à leur contraire, une forme sociale sans contestation, objective et autonome. La coopération, la plus-value, le taux de profit moyen, la loi de la valeur, les sociétés par actions, sont des éléments de la communauté capitaliste des ouvriers (coopération) ou des capitalistes eux- mêmes (plus-value, taux de profit moyen, sociétés par actions).

Dans le système capitaliste, le but de la coopération est de créer l'homme moyen, la coopération est pour le capitaliste l’exploitation simultanée d’un grand nombre d’ouvriers salariés. Les particularités relatives à chacun des ouvriers dans le procès de travail s’annulent en se compensant ; ainsi la journée totale de travail de ce bataillon d’ouvriers possède la qualité sociale moyenne. Mais la coopération n’est pas la somme algébrique des différents travaux individuels, elle crée une force de travail nouvelle qui n’intervient dans le procès d’ensemble du capital que comme force collective : « en agissant conjointement avec d’autres dans un but commun et d’après un plan concerte, le travailleur efface les bornes de son individualité et développe sa puissance comme espèce. » (Le Capital, Livre I, t. 2, p. 22.) Dans l’organisation de la production, le travail de l’ouvrier, par la coopération, devient « social », le travail isolé devient travail social. Mais la fonction de médiation entre le travailleur isolé et le travailleur développant sa puissance comme espèce revient au capital, c’est une fonction du capital, tout développement générique de l’homme passe sous les fourches caudines du capital. Le capital, comme médiation constitutive d’une force de travail collective sociale autonome, travaille à « pomper » l’ouvrier individuel au profit du travailleur collectif.

Dans la valeur totale de la marchandise, seule la valeur de la plus-value a de l’intérêt pour le capitaliste. Le temps de surtravail est la période durant laquelle l’ouvrier produit la matérialisation de la transformation de l’argent en capital ; la valeur produite durant cette période, qui est la mise en valeur de la valeur, est, d’une part, fausse communauté en tant que valeur, d’autre part, fausse communauté antagonique à l’ouvrier salarié en tant que capital ; durant cette période, l’ouvrier produit l’universel qui l’exploite. La valeur produite durant cette période est donc le nec plus ultra de la socialisation de l’extériorité, de la communauté sociale face au producteur même.

Entre les différents taux de profit des diverses sphères de production s’établit un taux de profit moyen qui organise les fondements de la communauté des capitalistes mais qui se représente, comme toute communauté dans le système capitaliste, comme extérieure, même à la valeur des marchandises. Le profit qui vient s’ajouter au coût de production ne dépend pas de la masse de profit que tel ou tel capital a produite mais de l’exploitation de la force de travail sociale totale par le capital social total. Chaque capital participe donc de cette exploitation totale en tant que pourcentage du capital social total : « de ce que nous venons de dire, il résulte que chaque capitaliste individuel, tout comme l’ensemble des capitalistes, dans chaque sphère de production particulière, participe à l’exploitation de toute la classe ouvrière par l’ensemble du capital et au degré de cette exploitation non seulement par sympathie générale de classe, mais par intérêt économique direct, parce que le taux moyen de profit dépend du degré d’exploitation du travail total par le capital total. » (Le Capital, Livre III, t. 1, p. 211.) Au-dessus de chaque capitaliste, extérieure à eux, se trouve leur communauté sociale qu’organise le taux de profit moyen de l’ensemble du capital social : être générique de la classe capitaliste. L’équilibre social ainsi obtenu est dû à l’action de la loi de la valeur qui agit comme une loi inconnue des différents protagonistes de la communauté concentrée en un point particulier : le taux de profit moyen.

La forme de plus en plus sociale de la production, mais dont le capital est le seul agent, se manifeste de plus en plus dans les sociétés par actions qui permettent au capital d’englober des sphères de plus en plus larges de la vie sociale et où la fonction de capitaliste, en se séparant de la propriété du capital, autonomise ce dernier et en fait une puissance étrangère, aux lois immanentes et mystérieuses, face aux capitalistes eux- mêmes : « c’est la suppression du capital en tant que propriété privée à l’intérieur des limites du mode de production capitaliste lui-même », écrit Marx (le Capital, Livre III, t.2, p.102), à propos des sociétés par actions. La suppression du capital, telle qu’elle est envisagée ici, a pu se présenter aussi sous la forme des travailleurs associes fonctionnant comme leur propre capitaliste.

La communauté produite s’élargit constamment tout en se reflétant en un lieu de plus en plus précis et autonomisé dans le temps et dans l’espace. Le capital, comme lieu- reflet ainsi produit, est un rapport social extérieur aux éléments qu’il met en rapport, cette communauté se reproduit sans cesse comme objet économique (capital) et comme rapport social.

La médiation entre la richesse sociale sous sa forme autonome, la valeur d’échange, et la consommation individuelle est un procès socialisateur double. La richesse sociale n’acquiert son caractère social que parce qu’elle est destinée à l’échange, elle se présente, dans la production, à un premier stade d’analyse, sous son aspect matériel immédiat, comme le résultat d’un travail concret particulier. Dans la production capitaliste, le procès socialisateur entre le travail concret particulier et la consommation individuelle a donc un double aspect : un aspect qui a la société pour origine, la distribution (répartition suivant des lois sociales) et, d’autre part, un aspect qui a l’individu pour origine, l’échang » (répartition suivant les besoins individuels).

Production Médiation Consommation
Valeur d’usage Valeur d’échange Valeur d’usage
Travail concret Travail abstrait Travail concret
Particulier 1 Procès socialisateur (distribution/échange) Particulier 2
Affirmation Négation Négation de la négation

Dans l’échange qui a pour origine l’individu, celui-ci se trouve toujours face à une valeur d’échange ; dans la consommation, qui est également particulière - à un premier stade d’analyse -, la marchandise est valeur d’usage. Le dépassement de l'inscription du capital comme médiation se situe dans la passion de l'immanence, de l'immédiateté. Le travail de la médiation fait du cycle total (production - médiation - consommation), bien qu’il débute et se termine sur le travail concret, le procès de reproduction du monde des marchandises ; l’inscription de la médiation fait que la production et la consommation sont production et consommation de valeur d’échange. La production et la consommation se représentent à elles-mêmes, sur l’écran de la médiation, comme universelles, sociales, donc étrangères, aliénées, extérieures. Le mode de production et de consommation dominant fait que tous les éléments matériels de la richesse doivent se référer à leur centre social (point de la totalité sociale concrète objectivée) comme à leur droit à la présence.

En ramenant toute détermination à la valeur d’échange et à la monnaie, le système de production dominant n’autorise que la différenciation quantitative ; face à la monnaie, tout est supposé identique. La monnaie, comme référence obligatoire, uniformise le monde qui lui fait face et dont chaque élément n’est qu’une partie toujours divisible de la masse monétaire. La monnaie n’admet que l’identique. La détermination de la valeur d’échange s’établit en référence à un temps uniforme, divisible à l’infini et identique dans toutes ses parties. Cette pure durée est la seule temporalité admise par la marchandise ; chaque mode de production construit son temps. L'existence sociale est l'existence de l'identique. Le règne de l’universalité bourgeoise est le règne du quantitatif, cette universalité se situe uniquement à ce niveau ; le passage du qualitatif au quantitatif recouvre le passage du particulier à l’universel. Dans la production bourgeoise, l’acte de naissance de l’universel étant la mort du particulier, la principale détermination du particulier étant le qualitatif et celle de l’universel le quantitatif, le passage du particulier à l’universel ne peut se faire que par la destruction du qualitatif.

Avec le mode de production capitaliste, le social se manifeste comme puissance privée, ou tout au moins dont le privé est la médiation. Toute manifestation de la vie générique repose sur l’appropriation privée des instruments de production de la survie. La totalité sociale concrète, objectivée dans le capital, s’extériorise par rapport à l’ensemble de la société tout en étant corollaire des rapports de production bourgeois. « Le capital apparaît comme un pouvoir social aliéné devenu autonome, une chose qui s’oppose à la société et qui l’affronte aussi en tant que pouvoir du capitaliste résultant de cette chose. La contradiction entre le pouvoir social général, dont le capital prend la forme, et le pouvoir privé des capitalistes individuels sur ces conditions sociales de production devient de plus en plus criante et implique la suppression de ce rapport en incluant en même temps la transformation de ces conditions de production en conditions de production sociales, collectives, générales. » (le Capital, Livre III, t. 1, p. 276.) Le capital organise son pouvoir comme un pouvoir social en transformant les moyens de production en force sociale de production (sociétés par actions) et la force de travail en travail social (division du travail, coopération). Le capital, comme pouvoir social autonome, est l’équivalent de l’appropriation privée des moyens de production. L’universalité que le producteur acquiert dans la production, l’échange et la consommation, est le général extériorisé de la bourgeoisie, la lutte entre le particulier et l'universel, l’individu réel et son essence générique, autonome qui le domine, est directement une lutte des classes dont le dépassement dialectique est la création pratique révolutionnaire de l’homme total. Ainsi donc, dans l’autonomisation du capital comme pouvoir social, les rapports de production entre capitalistes et ouvriers salariés prennent l’aspect d’une chose extérieure aux uns et aux autres. Sous la domination du mode de production bourgeois, le point social-total-concret où se projette la société est l’existence de chacun objectivée pour autrui : « Et c’est le monde enchanté et inversé, le monde à l’envers où monsieur le Capital et madame la Terre, à la fois caractères sociaux, mais en même temps simples choses dansent leur ronde fantomatique. » (le Capital, Livre III, t. 3, p. 208).

Puissance sociale autonome, la monnaie permet l’appropriation du pouvoir sur la société par des particuliers, elle est donc organiquement liée au pouvoir de l’État, elle est déjà, dans sa simple détermination économique, pouvoir politique parce que résumé des rapports sociaux généraux. De plus, la simple apparence matérielle de la monnaie manifeste qu’elle ne peut fonctionner qu’en étant marquée par le pouvoir politique, frappée à son effigie. Pour se développer comme pouvoir autonome, l’État, dès les rapports d’homme à homme abolis, eut besoin de la puissance de l’argent pour généraliser son pouvoir sur tous les points de son territoire. Tout point de l’espace est contrôlé uniformément par le pouvoir et est interchangeable, comme tout point du temps soumis à la valeur d’échange. Il se trouve donc une identité de structures entre l’État et le Capital ; il apparaît que l’État fonctionne également comme totalité sociale concrète autonome auquel l’individu réel ne peut se référer qu’en se métamorphosant en citoyen (les citoyens sont tous égaux, uniformes, identiques).

L’État marque la dichotomie entre les individus réels et le lieu de leur communauté, tout comme le capital : « La concentration des instruments de production et la division du travail sont aussi inséparables l’une de l’autre que le sont, dans le régime politique, la concentration des pouvoirs publics et la division des intérêts privés. » (le Capital, Livre I, t.2, p. 49.) L’État, à travers ses multiples déterminations, constitue une commu­nauté illusoire, une puissance devenue autonome de la société. Pour fonctionner comme social, tout individu doit fonctionner en lui, en se dédoublant lui-même en individu réel et citoyen, à cette condition seule, il accède à l’universalité concrète du pouvoir.

Le moyen-âge est caractérisé par l’identité des sphères privées et de la sphère politique, société économique, société civile et société politique se recoupent (cf. les états) et se recouvrent. Tout « état » civil est immédiatement pouvoir politique, l’artisan ne participe pas de la sphère politique comme citoyen mais immédiatement comme artisan ; fonction sociale et fonction politique constituent, en s’identifiant une pratique unitaire de la société qui se manifeste comme une totalité, mais une totalité close. Avec la simultanéité du civil et du politique, la signification de la pratique ne se dédouble pas en une inscription sociale et une inscription étatique ; toute pratique, sans référence à l’extériorité, est autosignificative.

Tout rapport d’homme à homme et toute pratique unitaire cesse dès que l’État se pose pour soi en tant qu’État, c’est-à-dire dès qu’il se manifeste comme État libre, émancipé de tout ce qui n’est pas lui ; lorsqu’il est en lui-même achevé, vrai en lui. Il ne se rapporte ni à la religion, ni à des privilèges qui entraveraient son développement politique. L’État ne peut se développer ainsi que sur la base de la société bourgeoise et des rapports de production capitalistes ; il est donc en tant que moyen, mais aussi et surtout en tant qu'être en soi-pour soi, État de la classe dominante capitaliste dont seul il peut exprimer l’extériorité absolue que celle-ci imprime aux rapports de l’individu à lui-même. Non seulement comme simple moyen, mais aussi en tant qu’être, l’État est un État de classe. L’État comme instrument de la bourgeoisie ne se situe à son niveau le plus élevé qu’en niant sa qualité d’instrument et en se manifestant positivement comme fin en soi. C’est son extériorité et sa perfection qui font de lui l’État de la classe dominante. L’État est d’autant plus extérieur et parfait que l’intérêt qu’il représente est exclusif ; sa forme est d’autant plus générale, universelle, que son intérêt est particulier. C’est précisément l’extériorité de l’État et sa constitution en puissance générale autonome, en vie générique aliénée, qui en font un instrument de la classe dominante. L’État est d’autant plus répressif qu’il se présente comme universel et autonome, d’autant plus un pouvoir de classe qu’il se présente comme séparé, d’autant plus « représentatif » qu’il se manifeste comme le pouvoir exclusif de la bourgeoisie.

L’État est le lieu de la décompression de tous les antagonismes effectifs de la lutte des classes, le lieu où ces antagonismes sont contrôlés de bout en bout par la bourgeoisie, où la société économique et ses antagonismes réels fonctionnent et se représentent à eux- mêmes comme une communauté dont les luttes sont parties intégrantes de l’État et de la bourgeoisie, et non dirigées contre eux : « Il s’ensuit que toutes les luttes à l’intérieur de l’État, la lutte entre la démocratie, l’aristocratie, et la monarchie, la lutte pour le droit de vote, etc., ne sont que les formes illusoires sous lesquelles sont menées les luttes effectives des différentes classes entre elles. » (Marx, l'Idéologie allemande, Éd. soc., p. 62.) Formes illusoires car se déroulant à l’intérieur de la communauté illusoire de l’Etat ; luttes illusoires car menées à travers l’illusion d’égalité des citoyens. La décompression des luttes qui se situent dans la communauté illusoire de l’État s’effectue du fait qu’elles sont menées par des individus illusoires : les citoyens. Le citoyen, en étant le formalisme égalitaire de la bourgeoisie en chair et en os, mène toute lutte comme membre à part entière de la communauté illusoire ; de par sa genèse, quoi qu’il fasse, son action aboutit à renforcer l’État comme vie générique aliénée.

Comme communauté, l’État n’est pas la communauté de la Raison, mais la communauté des hommes dans une forme représentant un intérêt non universel mais limité. Parvenu à la perfection, c’est-à-dire libéré de toute entrave (religion, états, privilèges) limitant sa séparation d’avec la société civile. « l’État est la vie générique de l’homme par opposition à sa vie matérielle. » (Marx, la Question juive, Œuvres Philosophiques, Éd. Costes, 1.1, p. 176.) Ainsi tout homme, sous l’emprise de l’État comme communauté illusoire, se dédouble activement en deux pôles antagonistes : l’un où il fonctionne en tant que citoyen comme un être universel générique ; l’autre où il fonctionne comme être limité dans la sphère de la société civile, de son activité productrice matérielle. La communauté agit donc comme séparation sur l’individu réel, elle ne peut être réelle que si l’individu se dédouble ; communauté d’un côté, séparation de l’autre, sont les deux pôles antagonistes mais simultanément nécessaires de la vie générique sous la domination de l’État et du capital. Le pouvoir qu’en tant qu’être générique tout individu, en fonctionnant dans la communauté générique de l’État, acquiert est illusoire en tant que pouvoir sur la communauté, représentant les intérêts exclusifs de la bourgeoisie, réel en tant que pouvoir de séparation et d’assujettissement de lui-même. Individu réel et citoyen sont les deux termes antithétiques, mais nécessaires l’un à l’autre - tant que dureront les rapports de production capitalistes - de l’homme réel. La communauté illusoire est la spiritualité générique de la lutte des classes. L’homme réel, en tant qu’individu réel, est séparé de la communauté ; en tant que citoyen, de l’individu réel.

Le politique peut se présenter de plus en plus comme vie générique de l’individu à mesure que se développent les antagonismes de la société économique (appropriation privée des moyens de production, salariat, etc.) qui brisent l’individu et le font fonctionner dans la communauté illusoire du capital. Le développement de la base civile de l’État érige celui-ci en vie générique aliénée absolue, jusqu’à ce que le prolétariat s’attaque aux conditions matérielles mêmes de son existence. « C’est justement cette contradiction entre l’intérêt particulier et l’intérêt collectif qui amène l’intérêt collectif à prendre, en qualité d’État, une forme indépendante, séparée des intérêts réels de l’individu et de l’ensemble et à faire en même temps figure de communauté illusoire. » (l'Idéologie Allemande, p. 61.) L’intérêt général prend une forme indépendante parce que dans la société civile seul compte l’intérêt particulier, mais en se séparant de la société civile, l’intérêt universel concrétisé dans l’Etat est un intérêt « universel » particulier. L’intérêt particulier et l’intérêt universel illusoire particulier recouvrent la division de la société entre bourgeoisie et prolétaires.

Pour le prolétaire, l'Etat est donc la nécessité de sa vie générique extériorisée et qui le domine en le divisant. La vie politique, comme vie générique, est la socialisation aliénante (l’aliénation a un pôle positif et un pôle négatif) de l’individu réel. L’État, comme l’écrit Engels, dans l'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'État (Éd. soc., p. 90) « suppose un pouvoir public particulier, séparé de l’ensemble des citoyens », mais ce pouvoir particulier est l’universel concret nécessaire illusoire qui se développe sur l’antagonisme des classes de la société économique. Cette constitution en pouvoir séparé se manifeste de la façon la plus immédiate sous la forme de la police et de l’armée permanente. Ainsi la communauté, sous la forme quelle acquiert sur les rapports de production antagonistes, ne naît que de la division. L’État n’est apparu qu’avec la division de la société en classes, la communauté illusoire trouve sa genèse dans la lutte des classes entre elles ; elle est donc communauté « universelle » du monde et des individus modelés par la classe dominante, c’est-à-dire monde et individu réellement séparés en eux et entre eux et illusoirement réunis hors d'eux et contre eux dans l’existence effective, réelle, de l’État. Le pouvoir politique est donc placé en apparence seulement au-dessus des luttes de la société, mais dans une apparence nécessaire à sa réalité de communauté illusoire. Réalité de l’illusion et communauté de la division forment deux couples opposés entre eux et en eux qui s’engendrent nécessairement l’un l’autre. Tout pouvoir d’État est la représentation du particulier comme universel, de la médiation comme immédiateté, et enfin de la division comme communauté. Il est la lentille où les extrêmes, le haut et le bas, la gauche et la droite, se retrouvent focalisés en un point unique et représentés, de l’autre côté, inversés, où ils s’objectivent comme souveraineté indépendante de l’État, puissance autonome. Mais, « Les individus qui exercent le pouvoir dans ces conditions ne peuvent donc, abstraction faite de ce que leur pouvoir doit se constituer en État, que donner à leur volonté déterminée par ces conditions précises, l’expression générale d’une volonté d’État, d’une loi, et le contenu de cette expression est toujours donné par les conditions de leur classe, ... » (l'Idéologie allemande, p. 362.)

Les instances du pouvoir politique sont donc organisées de telle manière à constituer le particulier en universel et cela dans leur plus immédiate réalité (bureaucratie, pouvoir législatif, pouvoir constituant, etc.). Ce pouvoir représente aux hommes leur division comme leur communauté, il est, en tant qu’universel concret, leur vie générique situé en dehors d’eux et contre eux, qui rend ainsi socialement irréelle leur vie matérielle, matérielle leur vie irréelle. Le pouvoir d’État, en poursuivant sa dynamique propre, tend à ramener au néant politique toutes les classes de la société, même s’il demeure, par son indépendance même, au service de la classe dominante.

Dans le pouvoir politique moderne, l’identité immédiate entre la fonction politique et la fonction civile ne se retrouve plus que dans la bureaucratie dont la fonction est de « protéger la généralité imaginaire de l’intérêt particulier, pour protéger la particularité imaginaire de l’intérêt général » (Marx, Critique de la philosophie de l’État de Hegel, Ed. Costes, Œuvres philosophiques, t. 4, p. 100). Comme corps de l’État, la bureaucratie est la réalité matérielle immédiate de l’indépendance du pouvoir, de sa séparation ; les bureaucrates tiennent le rôle de prêtres du ciel sacré de l’État. Celui-ci, en tant que spiritualité générique de la vie sociale, est la propriété de la bureaucratie où une sphère de la société civile, coïncidant avec la sphère politique, se présente comme la somme universelle de la société civile.

Le pouvoir législatif est, dans l’universalité illusoire de l’État, la représentation de la volonté générique des individus particuliers de la société civile ; le pouvoir législatif est le lieu exact où le pouvoir politique permet à la société civile de figurer en son sein, le lieu où cette dernière fonctionne comme sa vie générique aliénée / aliénante. Dans son article sur « La liberté de la presse », dans la Gazette rhénane (Éd. Costes, Œuvres philosophiques, t. 5, p. 27), Marx écrit à propos des députés : « La province possède, il est vrai, le droit de se donner ses dieux dans des conditions prescrites ; mais, à l’imitation de l’adorateur de fétiches, il lui faut, dès qu’elle les a créés, oublier que ce sont des dieux faits de sa main. » Pour l’État, la société civile n’existe plus que dans ses députés, pour les députés, la société civile n’existe plus que dans sa représentation générique, dans leur assemblée. Le dédoublement de l’individu et la séparation de la vie générique se manifestent clairement dans le fait que : « mon activité personnelle doit être l’acte d’un autre » (idem, p. 30). Les députés, chair et sang de l’aliénation, sont la renonciation de la société civile à elle-même comme fonction totale de la société, car elle est elle-même divisée en classes antagonistes ; en abandonnant sa vie générique, la société civile abandonne vis-à-vis du pouvoir son existence réelle même.

L’élément constituant est le mensonge formel de l’État, où celui-ci se présente comme forme de la société civile, et celle-ci comme forme de l’État. « Dans l’élément constituant, la société civile s’est sublimée dans un certain nombre d’hommes politiques. » (Critique de la philosophie de l’État de Hegel, id., p. 177), c’est-à-dire là où les antagonismes réels sont devenus illusoires et inoffensifs, là où la société civile développe sa spiritualité, là où elle abandonne sa vie générique, là où, face à elle, elle crée un pouvoir dont la séparation même fonctionne au profit de la classe dominante, là où, enfin, même les hommes politiques radicaux ne voient le mal que dans une forme déterminée de l’État.

Durant quelques périodes où la lutte des classes atteint un certain équilibre, l’État peut rendre réelle, effective, sa tendance à renvoyer toutes les classes de la société au même néant politique. Durant ces périodes, l’État indépendant ne formalise pas un nouveau contenu de la société civile, il devient un simple organe de répression, il décharge toutes les classes de leur fonction politique ; il est formellement la réalisation de l’indépendance et de l’autonomie qui sont toujours potentiellement en lui ; il libère ainsi la classe dominante du « souci » du pouvoir politique. L’État s’est ainsi présente sous la monarchie absolue, sous le Second Empire et, semble-t-il, dans les premières années de la Y République avec la guerre d’Algérie. Sous cette forme, l’État développe l’armée, la police et la bureaucratie jusqu’à l’hypertrophie. À propos du Second Empire, Marx écrit : « Le pouvoir exécutif dispose d’une armée de fonctionnaires de plus d’un demi-million de personnes et tient par conséquent constamment sous sa dépendance la plus absolue une quantité énorme d’intérêts et d’existences ; l’État enserre, contrôle, réglemente, surveille et tient en tutelle la société civile, depuis ses manifestations d’existence les plus vastes jusqu’à ses mouvements les plus intimes, de ses modes d’existence les plus généraux jusqu’à la vie privée des individus, ce corps parasite, grâce à la centralisation la plus extraordinaire, acquiert une omniprésence, une omniscience. » (le 18 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte, Éd. Soc., p. 52.) La bourgeoisie, tout en étant ramenée par cette extraordinaire machine (actuellement mille fois plus développée) au néant politique, ne peut pas la renverser sans renverser sa propre domination de classe, qu’elle ne peut conserver qu’en se niant elle-même dans la sphère politique ; plus aucune lutte politique ne la gêne dans la réalisation de son intérêt privé « sous la protection d’un gouvernement fort ». Lorsque l’État atteint de telles proportions bureaucratiques « chaque intérêt commun fut immédiatement détaché de la société, opposé à elle à titre d’intérêt supérieur général. » (id. p. 103). Ainsi, tout élément commun aux hommes de la société civile leur est rendu étranger, c’est donc la communauté des hommes qui est radicalement séparée des hommes eux-mêmes ; la vie générique ne devient réelle qu’en s’opposant, à l’intérieur des individus, à leur vie matérielle. En parvenant à ce formalisme pur, l’État dévoile son opposition radicale à la société civile et les contradictions de classes, non moins radicales, sur lesquelles s’élève celle-ci.

La division radicale entre l’État et la société civile se retrouve au niveau de chaque homme entre le citoyen et l’individu réel, entre l’individu du politique et l’individu du travail, entre l’individu formellement égal aux autres et l’individu exploité. Face à face, dans chaque homme réel, se trouve l’individu matériel et l’individu politique, abstrait, artificiel, mais, dans les rapports de production idéologiques actuels, le seul individu réel est l’individu abstrait. C’est le mouvement même de l’État comme en soi-pour soi, comme seule réalité universelle, qui métamorphose le réel en abstrait et l’abstrait en seule réalité effective. Dans la société civile, le Un se trouve porté à une puissance où, contrairement à la mathématique, il n’est plus égal à un. Dans l’État, comme sa vie générique, l n = l+ l+l+l... n fois dans la société civile, l’exposant est la vie réelle, dans la communauté illusoire, n est le mouvement matériel de l’idéologie. Entre la société civile et l’État, l’individu réel et le citoyen, toutes les déterminations de cause et d’effet, d abstrait et de concret, sont inversées : la vie générique politique est la spiritualité de la vie réelle mais, en tant que spiritualité matérialisée en un lieu réel (l’État) tout puissant, elle devient la réalité de la vie. L’État prend naissance dans la société civile et réside hors d’elle. Toute détermination de l’État est une détermination de la vie générique de l’homme réel car en soi l’État existe déjà comme vie générique. L’existence de tout homme est donc réellement double mais la réalité de l’une (le citoyen) tend, de par sa nature exclusive, à poser en abstraction la réalité de l’autre (l’individu réel) ; État / société civile - vie générique / individualisme. Dans cette égalité, se trouve exprimée « la séparation de la personne politique et de la personne réelle, de la personne formelle et matérielle, générale et individuelle, de l’homme et de l’homme social. » (Critique de la philosophie de l’État de Hegel, id., p. 224). L’État repose sur la contradiction du particulier et du général, de la vie privée et de la vie publique mais, d’autre part, en tant qu’universel, il ne peut souffrir de sphères extérieures à lui bien qu’il soit extérieur à toutes. Le pouvoir politique resoud la contradiction entre vie privée et vie publique en soumettant la vie privée a une série de stéréotypes de comportements qui s’organisent entre eux dans une hiérarchie dont il est la référence ; la vie dans le pouvoir reflète l’asservissement de l’individu réel au citoyen ; le « monde de l’animal politique » est le « monde dépouillé de toute humanité », non pas dans un sens humaniste mais dans un sens ontologique, dans la mesure où l'essence de l'homme est la communauté des hommes, l'homme socialisé.

Toutes les classes qui jusqu’à aujourd’hui ont pris le pouvoir n’ont fait que renforcer l’appareil d’État car leur but était limité ; le prolétariat ne vise pas à installer une nouvelle domination de classe mais bien plutôt à abolir l’existence même des classes et de lui-même en tant que classe ; l’émancipation qui est son projet n’est donc pas l’émancipation politique ou économique comme émancipation limitée mais bien l'émancipation humaine. Si, dans le monde moderne, « tout individu est à la fois esclave et membre de la communauté » (Marx, la Sainte Famille, Éd. soc., p. 142), l’aliénation dans le capital, l’État et l’idéologie (nous entendons par idéologie le mouvement réel transformant le particulier en universel illusoire) décrit un pôle positif et un pôle négatif ; le prolétariat occupe le pôle négatif de l’aliénation, il est la négativité matérielle en action. L’émancipation du prolétariat est l’émancipation universelle, l’émancipation de l’essence humaine (essence humaine = collectivité des hommes) de l’aliénation dans laquelle elle se meut.

L’homme se dévoile dans sa praxis mais, sauf peut-être sous le communisme primitif, toute manifestation est une aliénation ; toutes ses manifestations, toutes ses appropriations, du point de vue de la réalité de son être, sont une dépossession, un renoncement. Tous les objets qu’il possède sont, du point de vue de son essence, abstraits car dépourvus d’humanité. Donc, toutes les communautés illusoires, principalement le Capital et l’État, sont des modes d’existence de l’aliénation humaine, de l’aliénation de l’essence de l’homme (subjectivité et objectivité). Il est faux de dire, comme le fait Axelos dans Marx, penseur de la technique (Éd. de Minuit, p. 123) : « Marx part d’une idée métaphysique de l’homme, idée qu’il ne précise que négativement, exigeant que la vraie réalité la réalise ». Axelos se demande : « quelle est l’essence humaine qui s’aliène, puisqu’il n’y a jamais eu jusqu’à présent d’hommes non aliénés ? » (id). L’erreur d’Axelos provient du fait qu’il ne conçoit pas la séparation entre l’essence et l’homme comme un phénomène où les deux termes ont autant de réalité simultanée l’un que l’autre. Si l’essence de l’homme est « l’ensemble des rapports sociaux » (VI^e^ thèse sur Feuerbach), l’homme peut être aliéné, c’est-à-dire que les rapports sociaux lui sont étrangers et le dominent sans qu’il soit utile qu’ait existé auparavant un homme non aliéné. La présupposition de Marx est comprise d’une manière métaphysique car, premièrement, il n’y a pas de présupposition et, deuxièmement, si l’on conçoit, comme le fait dans ce cas- là Axelos, l’essence de l’homme comme « une abstraction inhérente à l’individu » (id.), les rapports sociaux où entre un homme sans essence (comme individu) sont l’essence aliénée de cet individu. Toute aliénation de soi-même est une aliénation par rapport à une communauté. À la question d’Axelos, « quelle est l’essence humaine qui s’aliène ? », nous répondons : « ce sont les rapports de production ». L’homme est dans tous les cas un être social mais, dans une société de classes, sa socialisation lui est extérieure.

Dans une telle société, toute manifestation de l’homme est une aliénation, son rapport à ses qualités, de lui sujet à ses qualités attributs, devient un rapport où il est l’attribut de ses qualités - sujets -, qui s’objectivent. Actuellement, toutes les manifestations de l’être sont ainsi renversées : la sincérité de l’homme / l’homme de la sincérité. Tous les désirs dominent l’homme ; l’homme aliéné est l’homme des désirs ; les désirs de l’homme participent de la remise en place du sujet et de l’attribut dans la pratique désaliénée de ses désirs. Dans la société actuelle, les désirs se manifestent comme objectifs et étrangers à leur sujet et ne peuvent être satisfaits. Prendre possession de ses désirs, c’est prendre possession de sa réalité extérieure et intérieure. Le renversement idéologique réel du sujet et de l’attribut équivaut au renversement idéologique réel du monde de la bourgeoisie.

C’est cette notion de l’être véritable de l’homme, sa qualité sociale, qui fait de la théorie et de la pratique une théorie et une pratique unitaires du fait et de la valeur. L être communautaire n’est pas une détermination susceptible ou non d’être ajoutée à chaque individu mais ce que chaque individu particulier est dans son rapport à l’autre. Mais, « Comme on se mouvait à l’intérieur de l’aliénation, on ne pouvait concevoir, comme réalité de ses forces essentielles et comme activité générique humaine, que l’existence universelle de l’homme, la religion ou l’histoire, dans son essence abstraite universelle (politique, art, littérature, etc.) » (Marx, Manuscrits de 1844, Éd. soc., p. 95). Chaque sphère est donc, du point de vue du pouvoir, une aliénation particulière de l’homme ; du point de vue de l’individu, chacune de ces sphères se manifeste comme son essence totale extériorisée. L’économie politique nous pousse à renoncer à nous- mêmes, à « accumuler de notre vie aliénée », mais seule la vie est « le trésor que ne mangent pas les mites » (id.) ; l’économie politique est l’auréole du renoncement de l’homme à lui-même. « Pour tout être le danger de mort consiste à se perdre soi-même » (Marx, « La liberté de la presse », op. cit, p. 61) ; se perdre c’est renoncer à ses désirs, à ses besoins, à son essence comme communauté réelle, immédiate, immanente à soi ; se perdre soi-même, c’est perdre son être et mourir ; la bourgeoisie façonne un monde à son image, c’est-à-dire à son spectre. Les rapports interhumains que son mode de production établit n’ont aucune réalité objective considérés du point de vue de l’essence de l’homme ; le mode de production bourgeois produit une distorsion entre la production de la vie matérielle (survie) et l’homme, entre l’« apparence humaine » et la réalité « inhumaine ». Les rapports bourgeois de production sont « l’aliénation très pratique, très concrète de leur [des ouvriers, nda] être » (Marx, la Sainte Famille p. 66). L’aliénation de l’être est donc un rapport pratique à la société, aux situations inhumaines de celle-ci. Ainsi, face à l’ouvrier, toute manifestation objectivée de la société, toute communauté sont irréelles du point de vue de son essence et se présentent comme un nouvel asservissement à sa situation qui fournit à la communauté illusoire l’occasion même de se développer ; cette communauté est à la fois nécessaire à la survie, étrangère à la vie.

Tous les rapports sociaux accèdent à l’autonomie et se réifient mais, simultanément, contre le pouvoir, peut se développer une « guérilla » de l’affectivité où tout rapport à l’autre est une quête de sa propre essence, limitée et partielle comme toute guérilla mais capable de former des zones affectives en voie de libération. Dans un groupe (« sierra maestra » de l’affectivité) tout comme dans les rapports à la femme « apparaît dans quelle mesure le besoin de l’homme est devenu un besoin humain, donc dans quelle mesure, dans son existence la plus individuelle, il est en même temps un être social » (Marx, Manuscrits de 1844, p. 87) ; même si ce besoin et l’être social sont loin d’être réalisés, ne pouvant l’être que sur la totalité de la société.

« Aimai-je un rêve ?
Mon doute, amas de nuit ancienne, s’achève
En maint rameau subtils, qui, demeuré les vrais
Bois mêmes, prouve, hélas ! que bien seul je m’offrais
Pour triomphe la faute idéale de roses.
Réfléchissons… » (Stéphane Mallarmé, l’après-midi d’un faune)

Tout objet économique, tout produit, toute circonstance, peuvent être appréciés comme la manifestation exotériques des « forces essentielles de l’homme », comme son essence extrinsèque. Dans la société actuelle, l’essence extrinsèque de l’homme est complètement rendue étrangère à lui-même, et, seulement au niveau de cette extériorité, elle fonctionne comme communauté humaine ; elle domine absolument l’essence intrinsèque, si bien que qui ne possède pas n’a pas d’essence ; il est totalement rendu étranger à ce qui pour l’autre est sa réalité et pour soi-même son objectivité. Dans le procès de travail, l’ouvrier salarié produit sa propre essence concrète, dans la marchandise, directement comme essence aliénée. L’homme aliéné, c’est le monde aliéné de l’homme.

Sur la base de l’aliénation de l’essence extrinsèque, l’idéologie est un rapport interhumain dépourvu d’humanité. L’Idéologie est le mouvement réel transformant en universel le particulier. L’Idéologie est donc le mouvement qui présente ce qui est particulier, historique, divisé, comme universel, atemporel, commun, sans réellement transformer ce particulier, sans le détruire, c’est-à-dire que l’Idéologie est le mouvement matériel (dynamique de l’État ou du capital) du particulier vers l’universel qui fait l’économie d’une négation (dépassement, conservation) aussi bien théorique que pratique. L’Idéologie est un mouvement productif et non pas un discours fini, ce qui est le cas d’une idéologie déterminée. Les idéologies sont des textes (sens sémiologique) ; le mouvement idéologique est, lui, une pratique. À cette seule condition, l’Idéologie devient réelle et est le noyau de toute pratique non critique actuelle qui est Idéologie et productrice d’idéologies. La simple proposition disant : « l’Idéologie s’est matérialisée » ne tient pas compte de la différence de fait qui existe entre une idéologie écrite dans un texte ou dans le réel et le mouvement de l’Idéologie en tant que pratique qui l’a produite. Ce mouvement pratique peut être également cerné avec le concept de réification. En effet, la réification apparaît comme un phénomène matériel, comme le face à face de la société et de l’histoire (avec la réification, celle-ci se dégage en un procès transcendant), comme l’inversion pratique du rapport entre les hommes et le devenir historique. D’une part, la production de l’histoire se situe dans le rapport des hommes et des classes sociales entre eux, dans leurs luttes ; d’autre part, la structure marchande repose sur le fait que « un rapport, une relation entre personne prend le caractère d’une chose » (Lukàcs, Histoire et conscience de classe, Éd. de Minuit, p. 110) ; c’est donc le cas de l’activité productrice de l’histoire, activité qui est elle-même réifiée ; la réification est un phénomène pratique, c’est une vision du monde matérialisée. Ainsi, la réification est simultanément un fait de conscience, la conscience que les hommes ont de leur activité historique et la qualification de cette activité elle-même, identique à l’activité devenue autonome de la marchandise. La non-conscience de la production de l’histoire se situe donc sur le plan des idéologies à leur niveau clarifié ou diffus (la « fausse conscience » de Joseph Gabel), mais la production pratique de l’histoire est réellement inversée dans une forme réifiée. Les deux termes sont absolument inséparables car, dans une économie marchande, l’activité sociale de la société s’objective par rapport à elle et donc également l’histoire qui tend à s’objectiver comme catégorie de l'État. À l’intérieur d’un tel schéma historique, l’homme adopte toujours plus, face à lui-même, à ses qualités, à toutes les manifestations objectives et subjectives de son être, une attitude de pur spectateur. Les seuls sujets actifs de l’histoire deviennent alors les lois objectivées (transcendantes) du capitalisme ; dans le système marchand, toute relation du sujet (l’homme) à l’objet (l’économie) - la distinction homme / économie n’est valable que dans une société de classes - de l’histoire, est entièrement renversée.

« Chez les prolétaires au contraire [des anciennes classes dominantes, nda], leurs conditions de vie propre, le travail et, de ce fait, toutes les conditions d’existence de la société actuelle, sont devenues pour eux quelque chose de contingent, sur quoi les prolétaires isolés ne possèdent aucun contrôle et sur quoi aucune organisation sociale ne peut leur en donner. » (Marx, l'Idéologie allemande, p. 95.) Adieu la distinction stupide entre lieu de travail et lieu de vie quotidienne ! Le prolétariat représente donc le côté révolutionnaire de l'aliénation totale développée et subie par la société totale, il est le pôle négatif y donc actif de cette aliénation. Négatif car, en lui, la perte de l’être est devenue totale ; actif car, à partir de cette perte totale, son émancipation ne peut être qu’universelle. Le prolétariat se situe dans la société comme résumé, condensé, somme des conditions de vie les plus inhumaines de celle-ci ; mais la misère sans fard de sa vie fait surgir en lui la conscience théorique du dépassement. Cette inhumanité absolue, cette aliénation de son essence détermine le fait que « il ne s’agit pas de savoir quel but tel ou tel prolétaire, ou même le prolétariat tout entier, se représente momentanément. Il s’agit de savoir ce que le prolétariat est et ce qu’il sera obligé historiquement de faire conformément à cet être » (Marx, la Sainte Famille, p. 48). Il est la perte totale de l'homme. il ne pourra que réaliser l'homme total conformément à sa position dans l’aliénation absolue de la société. La prochaine et dernière production de la classe ouvrière sera l’essence de l’homme ; c'est à la dynamique de l'aliénation absolue même de produire l'homme total. Le développement de la production capitaliste crée par son formidable essor technique les moyens immédiats de la réalisation des désirs radicaux dont l’aliénation absolue, radicale, peut seule créer, en négatif, les conditions d’existence.

Les désirs radicaux sont ceux qui prennent les choses à la racine ; la racine des désirs, c’est l’homme, et la racine de l'homme, c'est l'homme aliéné. Seule donc peut se supprimer la théorie qui s’admet comme moment aliéné de la conscience car elle va au bout de l’aliénation ; peut se réaliser la théorie qui reconnaît la dialectique du dépassement de l’aliénation ; peut devenir force matérielle la théorie qui reconnaît dans le prolétariat la perte absolue et la recouvrance totale de l’homme. La totalité de l’homme est réalisée lorsque celui-ci « organise ses propres forces comme forces sociales » (Marx, la Question juive, p. 202), son existence individuelle comme sa vie générique. Les forces propres de l’homme, ce sont ses forces productives, limitées dans la société actuelle aux seules forces économiques.

Celles-ci, organisées dans la société actuelle sur la base de la concurrence et de l’appropriation privée, fonctionnent comme force générique immédiate dans une organisation communiste de la production, parce qu’elle est la négation, la conservation et le dépassement de la propriété indépendante de la communauté, mais déjà formellement sociale. Ainsi les catégories économiques apparaissent, dans leur ultime réalité, non seulement comme produisant, « fonctionnant dans » le capital - fausse communauté -, mais encore, immédiatement, non seulement comme aliénation économique mais aussi humaine. Le travail aliéné est ainsi, pour l’ouvrier, directement « la perte de sa réalité » : la perte de son objet est la perte de son essence, de lui-même en tant qu’être universel, générique, dans la mesure où « l’objet du travail est l’objectivation de la vie générique de l’homme » (Marx, Manuscrits de 1844, p. 64).

Le capital est la médiation et le but de cette aliénation qui, comprise du point de vue de la totalité, est celle de la vie. La production dominée par le travail apparaît, dans la société modelée par la bourgeoisie, comme la seule forme possible de la « manifestation de soi », comme celle-ci en négatif ; l’abolition du travail fonde donc positivement l’existence de la « manifestation de soi ». Le travail aliéné producteur de marchandises est corollaire de l’uniformisation du temps, de la durée, de leur objectivation en puissance exclusivement quantitative ; la valeur d’échange ne connaît que le temps quantitatif rempli d’objets, une durée devenue réversible par simple changement de place ou disparition des objets comme le montre l’expression : « une année de travail perdue » ; une année de manifestation de soi « perdue » n’aurait absolument aucun sens (spatialisation du temps). La division du travail, en nivelant toutes les activités quantitativement et qualitativement - comme toute aliénation qui a développée toutes les possibilités se trouvant en elle - fait naître « le besoin d’universalité, la tendance vers un développement intégral de l’individu » (Marx, Misère de la philosophie, Ed. soc., p. 151).

Le mode de production bourgeois fait du capital et du pouvoir hiérarchisé, de la séparation et de l’aliénation, la condition sine qua non de la communauté. L’aliénation de la communication ainsi produite à un pôle positif et un pôle négatif qui recoupent l’antagonisme des classes. Le pôle positif se définit comme le pouvoir sur la médiation, ou tout au moins par le profit de la médiation. La classe qui participe du pôle négatif de l’aliénation ne peut survivre qu’en s’intégrant à la médiation, en n’ayant aucun pouvoir sur celle-ci ; la vie générique dont elle participe alors apparaît comme factice car, pour elle, sa participation à celle-ci implique l’abandon de la dialectique de son être ; dans sa sphère, les fonctions d’individu et d’être générique s’excluent radicalement. La vie générique dont la classe ouvrière participe est une vie générique aliénée car fondée sur sa perte de réalité générique (fuite du produit = fuite de l’essence extrinsèque) ; cette vie productive (vie générique) est historiquement et réellement antagonique à ce vers quoi, conformément à son être, tend la classe ouvrière, bien que la vie productive produise ce vers quoi le prolétariat travaille. La vie générique aliénée résulte donc du travail d’une médiation (État, Capital, Durée, Histoire, etc., toutes les manifestations de soi) transformant unilatéralement la dialectique d’une essence (la classe ouvrière est « une classe de la société bourgeoise qui n’est pas une classe de la société bourgeoise, une classe qui est la dissolution de toutes les classes » - Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel) dont la contradiction réelle travaille au dépassement des fondements de la médiation. De par la structure dialectique de sa position sociale donc de son être, le prolétariat est capable de devenir le sujet-objet identique de l’histoire (c’est- à-dire « le premier sujet au cours de l’histoire à être objectivement capable d’une conscience sociale adéquate » - Lukàcs, Histoire et conscience de classe, p. 245) et d’acquérir sa conscience, conscience du processus historique lui-même. La théorie prend, dans cette problématique, une intention maïeutique (donner au monde conscience de sa conscience) ; la classe ouvrière est donc la source « d’où surgit la conscience de la nécessité d’une révolution radicale, conscience qui est la conscience communiste » (Marx, l’Idéologie allemande, p. 68) - adieu Lénine. L’être social du prolétariat le pose donc comme seul capable de saisir la totalité de la société comme totalité historique concrète ; la dynamique de son essence le fonde seul à briser la réification ; sa situation est la base d’une saisie consciente de l’histoire. La réification est le mouvement productif média de tous les faux universels ; la détruire, c’est donc situer l’être générique comme homme total dans l’immanence à l’individu, au niveau réel de la pratique non inversée.

En fondant l’homme total comme forme nécessaire (conforme à l’être du prolétariat) du projet révolutionnaire, on coupe court à toutes les élucubrations plus ou moins psychologiques des idéologues de l’homme total.

Fin de la première partie.

Conclusion en guise d’introduction

Ce texte est pour nous un moment de la tentative de fonder, dans les bases mêmes de la société capitaliste, le projet de l’homme total qui y développe sa négativité active à travers l’existence du prolétariat. Le projet de l’homme total ne peut prendre toute son ampleur, sa réalité, son efficacité, en dehors de la connaissance (connaissance éminemment pratique) de la manière dont il se trouve en germe dans le sein de la société bourgeoise. Le développement négatif de l’homme total est un mode de production historique total (économique, politique, idéologique) ; son développement positif ne pourra être que l’organisation communiste de la production de la vie. Seulement à partir de cette connaissance et de la pratique de cette connaissance, la détermination de l’homme total, dans sa positivité réalisée, n’est plus l’affaire d’adolescents sur le retour d’âge, n’est plus le démon de minuit de la conscience idéologique, mais le point central de la révolution dans toute sa beauté pratique.

La deuxième partie de ce texte (à paraître dans le n° 2 de cette revue) présentera la réalité de l’homme total dans sa positivité matérielle comme forme et contenu de l’homme socialisé, de la société révolutionnaire.

Qu’on y prenne garde, la négativité active se transforme toujours en positivité absolue.

P.S. (octobre 2000) : cette deuxième partie annoncée ne fut jamais publiée, parce que jamais écrite. Outre les difficultés inhérentes à la description positive du communisme (les premières ébauches ne parvenaient pas à dépasser un certain mysticisme), c’est toute la problématique de la réalisation d’un « être négatif du prolétariat », supposant un « être véritable de l’homme », qui fut emportée dans la critique du programmatisme et d’une « nature révolutionnaire » du prolétariat comme essence de celui-ci. Cette critique fut amorcée par le groupe qui faisait Intervention communiste dans des textes comme « Les classes » (I.C. 2) et « Prolétaires et Communistes » (Bulletin communiste n 3). Textes qui se trouvent dans ce recueil. Cette critique aboutissant, après une période de tentative de travail commun avec le groupe de Négation, à la revue Théorie communiste.