VI. — THÉORIE DE LA COMPENSATION

Une phalange d’économistes bourgeois, James Mill, MacCulloch, Torrens, Senior, J. St. Mill, etc., sou­tiennent qu’en déplaçant des ouvriers engagés, la ma­chine dégage par ce fait même un capital destiné à les employer de nouveau à une autre occupation quel­conque 1.

Mettons 2 que, dans une fabrique de tapis, on emploie un capital de 6.000£, dont une moitié est avancée en matières premières (il est fait abstraction des bâtiments, etc.) et l’autre moitié consacrée au paiement de cent ouvriers, chacun recevant un salaire annuel de 30 £. A un moment donné, le capitaliste congédie cinquante ouvriers et les remplace par une machine de la valeur de 1.500 £.

Dégage-t-on un capital par cette opération ? Originaire­ment, la somme totale de 6.000 £ se divisait en un capital constant de 3.000£ et un capital variable de 3.000 £. Mainte­nant, elle consiste en un capital constant de 4.500 £ — 3.000 £ pour matières premières et 1.500 £ pour la machine — et un capital variable de 1.500 £ pour la paye de cinquante ouvriers. L’élément variable est tombé de la moitié à un quart du capital total. Au lieu d’être dégagé, un capital de 1.500 £ se trouve engagé sous une forme où il cesse d’être échangeable contre la force de travail, c’est-à-dire que de variable il est devenu constant. A l’avenir, le capital total de 6.000 £ n’oc­cupera jamais plus de cinquante ouvriers et il en occupera moins à chaque perfectionnement de la machine.

Pour faire plaisir aux théoriciens de la compensation, nous admettrons que le prix de la machine est moindre que la somme des salaires supprimés, qu’elle ne coûte que 1.000 £ au lieu de 1.500 £. Dans nos nouvelles données, le capital de 1.500 £, autrefois avancé en salaires, se divise maintenant comme suit : 1.000 £ engagées sous forme de machines et 500 £ dégagées de leur emploi dans la fabrique de tapis et pouvant fonctionner comme nouveau capital. Si le salaire reste le même, voilà un fonds qui suffirait pour occuper environ seize ouvriers, tandis qu’il y en a cinquante de congédiés, mais il en occupera beaucoup moins de seize, car, pour se transformer en capital, les 500 £ doivent en partie être dépensées en instruments, matières, etc., en un mot renfermer un élément constant, inconvertible en salaires.

Si la construction de la machine donne du travail à un nombre additionnel d’ouvriers mécaniciens, serait-ce là la compensation des tapissiers jetés sur le pavé ? Dans tous les cas, sa construction occupe moins d’ouvriers que son emploi n’en déplace. La somme de 1.500 £ qui, par rapport aux tapissiers renvoyés, ne représentait que leur salaire, repré­sente, par rapport à la machine, et la valeur des moyens de production nécessaires pour sa construction, et le salaire des mécaniciens, et la plus-value dévolue à leur maître.

Encore, une fois faite, la machine n’est à refaire qu’après sa mort, et pour occuper d’une manière permanente le nombre additionnel de mécaniciens, il faut que les manufactures de tapis l’une après l’autre délogent des ouvriers et les rem­placent par des machines.

Aussi, ce n’est pas ce dada qu’enfourchent les doctrinaires de la compensation. Pour eux, la grande affaire, c’est les subsistances des ouvriers congédiés. En « dégageant » nos cinquante ouvriers de leur salaire de 1.500 £, la machine « dégage » de leur consommation 1.500 £ de subsistances. Voilà le fait dans sa triste réalité ! Couper les vivres à l’ouvrier, messieurs les ventrus appellent cela rendre des vivres dispo­nibles pour l’ouvrier comme nouveau fonds d’emploi dans une autre industrie. On le voit, tout dépend de la manière de s’exprimer. Nominibus mollire licet mala 3.

D’après cette doctrine, les 1.500 £ de subsistances étaient un capital mis en valeur par le travail de cinquante ouvriers tapissiers congédiés, et qui perd par conséquent son emploi dès que ceux-ci chôment, et n’a ni trêve ni repos tant qu’il n’a pas rattrapé « un nouveau placement » où les mêmes travailleurs pourront de nouveau le consommer productivement. Un peu plus tôt, un peu plus tard, ils doivent donc se retrouver ; et alors il y aura compensation. Les souffrances des ouvriers mis hors d’emploi par la machine sont donc passagères comme les biens de cette terre.

Les 1.500 £ qui fonctionnaient comme capital, vis-à-vis des tapissiers déplacés ne représentaient pas en réalité le prix des subsistances qu’ils avaient coutume de consommer, mais le salaire qu’ils recevaient avant la conversion de ces 1.500 £ en machine. Cette somme elle-même ne représentait que la quote-part des tapis fabriqués annuellement par eux qui leur était échue à titre de salaires, non en nature, mais en argent. Avec cet argent — forme-monnaie d’une portion de leur propre produit — ils achetaient des subsistances. Celles-ci existaient pour eux non comme capital, mais comme marchandises, et eux-mêmes existaient pour ces marchandises non comme salariés, mais comme acheteurs. En les dégageant de leurs moyens d’achat, la machine les a convertis d’ache­teurs en non-acheteurs. Et par ce fait leur demande comme consommateurs cesse.

Si cette baisse dans la demande des subsistances néces­saires n’est pas compensée par une hausse d’un autre côté, leur prix va diminuer. Est-ce là par hasard une raison pour induire le capital employé dans la production de ces subsistances, à engager comme ouvriers addi­tionnels nos tapissiers désœuvrés ? Bien au contraire, on commencera à réduire le salaire des ouvriers de cette partie, si la baisse des prix se maintient quelque temps. Si le déficit dans le débit des subsistances nécessaires se consolide, une partie du capital consacré à leur production s’en retirera et cherchera à se placer ailleurs. Durant ce déplacement et la baisse des prix qui l’a produite les producteurs des vivres passeront à leur tour par des « inconvénients temporaires ». Donc, au lieu de prouver qu’en privant des ouvriers de leurs subsistances, la machine convertit en même temps celles-ci en nouveau fonds d’emploi pour ceux-là, l’apologiste prouve au contraire, d’après sa loi de l’offre et de la demande, qu’elle frappe non seulement les ouvriers qu’elle rem­place, mais aussi ceux dont ils consommaient les pro­duits.

Les faits réels, travestis par l’optimisme économiste, les voici :

Les ouvriers que la machine remplace sont rejetés de l’atelier sur le marché du travail où ils viennent augmen­ter les forces déjà disponibles pour l’exploitation capita­liste. Nous verrons plus tard, dans la section VII, que cet effet des machines, présenté comme une compensa­tion pour la classe ouvrière, en est au contraire le plus horrible fléau. Mais pour le moment passons outre.

Les ouvriers rejetés d’un genre d’industrie peuvent certainement chercher de l’emploi dans un autre, mais s’ils le trouvent, si le lien entre eux et les vivres rendus disponibles avec eux est ainsi renoué, c’est grâce à un nouveau capital qui s’est présenté sur le marché, et non grâce au capital déjà fonctionnant qui s’est converti en machine. Encore leurs chances sont-elles des plus pré­caires. En dehors de leur ancienne occupation, ces hommes, rabougris par la division du travail ne sont bons qu’à peu de chose et ne trouvent accès que dans des emplois inférieurs, mal payés, et, à cause de leur simplicité même, toujours surchargés de candidats 4.

De plus, chaque industrie, la tapisserie par exemple, attire annuellement un nouveau courant d’hommes qui lui apporte le contingent nécessaire à suppléer les forces usées et à fournir l’excédent de forces que son dévelop­pement régulier réclame. Du moment où la machine rejette du métier ou de la manufacture une partie des ouvriers jusque-là occupés, ce nouveau flot de conscrits industriels est détourné de sa destination et va peu à peu se décharger dans d’autres industries, mais les premières victimes pâtissent et périssent pendant la période de transition.

La machine est innocente des misères qu’elle entraîne ; ce n’est pas sa faute si, dans notre milieu social, elle sépare l’ouvrier de ses vivres. Là où elle est introduite, elle rend le produit meilleur marché et plus abondant. Après comme avant son introduction, la société possède donc toujours au moins la même somme de vivres pour les travailleurs déplacés, abstraction faite de l’énorme portion de son produit annuel gaspillé par les oisifs.

C’est surtout clans l’interprétation de ce fait que brille l’esprit courtisanesque des économistes. D’après ces messieurs-là, les contradictions et les antagonismes insé­parables de l’emploi des machines dans le milieu bour­geois n*existent pas, parce qu’ils proviennent non de la machine, mais de son exploitation capitaliste ! Donc, parce que la machine, triomphe de l’homme sur les forces naturelles, devient entre les mains capitalistes l’instrument de l’asservissement de l’homme à ces mêmes forces; parce que, moyen infaillible pour rac­courcir le travail quotidien, elle le prolonge entre les mains capitalistes; parce que, baguette magique pour augmenter la richesse du producteur, elle l’appauvrit entre les mains capitalistes, parce que etc., l’économiste bourgeois déclare imperturbablement que toutes ces contradictions criantes ne sont que fausses apparences et vaines chimères et que, dans la réalité, et pour cette raison dans la théorie, elles n’existent pas.

Certes, il ne nie pas les inconvenants temporaires, mais quelle médaille n’a pas son revers 1 Et pour lui, l’emploi capitaliste des machines en est le seul emploi possible. L’exploitation du travailleur par la machine est la même chose que l’exploitation des machines par le travailleur. Qui expose les réalités de l’emploi capitaliste des machines s’oppose donc à leur emploi et au progrès social 5. Ce raisonnement ne rappelle-t-il pas le plaidoyer de Bill Sykes, l’illustre coupe-jarret ? « Messieurs les jurés, dit-il, la gorge d’un commis-voya­geur a sans doute été coupée. Le fait existe, mais ce n’est pas ma faute, c’est celle du couteau. Et voulez-vous supprimer le couteau à cause de ces inconvénients temporaires ? Réfléchissez-y. Le couteau est un des instruments les plus utiles dans les métiers et l’agricul­ture, aussi salutaire en chirurgie que savant en anatomie et joyeux compagnon dans les soupers. En condamnant le couteau, vous allez nous replonger en pleine sauva­gerie 6 ! »

Quoiqu’elle supprime plus ou moins d’ouvriers dans les métiers et les manufactures où elle vient d’être intro­duite, la machine peut néanmoins occasionner un sur­croît d’emploi dans d’autres branches de production, mais cet effet n’a rien de commun avec la soi-disant théorie de la compensation. Tout produit mécanique, un mètre de tissu exécuté au métier à vapeur, par exemple, étant meilleur marché que le produit manuel auquel il fait concurrence, nous obtenons évidemment cette loi : Si la quantité totale d’un article, produit mécanique­ment, reste égale à celle de l’article manuel qu’il remplace, alors la somme totale du travail employé diminue. Si non, l’ouvrage mécanique coûterait autant, si ce n’est davantage, que l’ouvrage manuel. Mais, en fait, la somme des articles fabriqués au moyen des machines, par un nombre d’ouvriers réduit, dépasse de beaucoup la somme des articles du même genre fournis auparavant par le métier ou la manufacture. Mettons que 1.000.000 mètres de tissu à la main soient remplacés par 4.000.000 mètres de tissu à la mécanique. Ceux-ci contiennent quatre fois plus de matière première, de laine par exemple, que ceux-là. Il faut donc quadrupler la production de la laine. Quant aux moyens de travail proprement dits que le tissage mécanique consomme, tels que machines, bâtisses, charbon, etc., le travail employé dans leur production va s’accroître suivant que s’accroît la différence entre la masse du tissu mécanique et celle du tissu manuel qu’un ouvrier peut livrer en moyenne dans le même temps. Néanmoins, quel que soit ce surcroît de travail, il doit toujours rester moindre que le décroissement de travail effectué par l’usage de la machine.

A mesure donc que l’emploi de machines s’étend dans une industrie, il faut que d’autres industries d’où elle tire ses matières premières, etc., augmentent leurs pro­duits. Dans quelle proportion vont-elles alors augmenter le nombre de leurs ouvriers ? Au Lieu de l’augmenter, elles n’augmentent peut-être que l’intensité et la durée du travail. Mais celles-ci étant données, tout dépendra de la composition du capital employé, c’est-à-dire de la proportion de sa partie variable avec sa partie constante. Sa partie variable sera relativement d’autant plus petite que le machinisme s’est emparé davantage des industries qui produisent les matières premières, etc. Avec le progrès de la production mécanique en Angle­terre, le nombre de gens condamnés aux mines de houille et de métal s’élève énormément. D’après le recensement de 1861, il y avait 246.613 mineurs, dont 73.546 au-dessous et 173.067 au-dessus de vingt ans. Parmi les premiers, 835 avaient de cinq à dix, 30.701 de dix à quinze, 42.010 de quinze à dix-neuf ans. Le nombre des ouvriers employés dans les mines de fer, de cuivre, de plomb, de zinc et autres métaux s’élevait à 319.222 7.

Les machines font éclore une nouvelle espèce d’ouvriers exclusivement vouée à leur construction. En Angleterre, elle comptait en 1861 à peu près 70.000 personnes 8. Nous savons déjà que le machinisme s’empare de cette branche d’industrie sur une échelle de plus en plus étendue. Quant aux matières premières 9, il n’y a pas le moindre doute que la marche triomphante des filatures de coton a donné une impulsion immense à la culture du coton dans les États-Unis, Stimulant à la fois la traite des nègres en Afrique et leur élevage dans les border slaves states 10. En 1790, lorsque l’on fit aux États-Unis le premier recensement des esclaves, leur nombre atteignit le chiffre de 697.000; en 1861, il s’était élevé à 4 millions. D’un autre côté, il n’est pas moins certain que la prospérité croissante de la filature mécanique de la laine provoquât en Angleterre la conversion progressive des terres de labour en pacage qui amena l’expul­sion en masse des laboureurs agricoles rendus surnuméraires. L’Irlande subit encore dans ce moment cette opération douloureuse qui déprime sa population, déjà réduite de moitié depuis vingt ans, au bas niveau correspondant aux besoins de ses propriétaires fonciers et de messieurs les Anglais fabricants de laine 11. Si le machinisme s’empare de procédés préliminaires ou intermédiaires par lesquels doit passer un objet de travail avant d’arriver à sa forme finale, les métiers ou les manu­factures où le produit mécanique entre comme élément vont être plus abondamment pourvus de matériel et absorberont plus de travail. Avant l’invention des machines à filer, les tisserands anglais chômaient souvent à cause de l’insuffisance de leur matière première, mais le filage mécanique du coton leur fournit les filés en telle abondance et à si bon marché que, vers la fin du dernier siècle et au commencement du nôtre, une famille de quatre adultes avec deux enfants pour dévider, en travaillant dix heures par jour, gagnait 4 £ en une semaine. Quand le travail pressait, elle pouvait gagner davantage 12. Les ouvriers affluaient alors dans le tissage du coton à la main jusqu’au moment où les 800.000 tisserands créés par la jenny, la mule et le throstle furent écrasés par le métier à vapeur. De même, le nombre des tailleurs, des modistes, des couturières, etc., alla en augmentant avec l’abondance des étoffes fournies par les machines, jusqu’à ce que la machine à coudre fit son apparition.

A mesure que les machines, avec un nombre d’ouvriers relativement faible, font grossir la masse de matières premières, de produits à demi façonnés, d’instruments de travail, etc., les industries qui usent ces matières premières, etc., se subdivisent de plus en plus en différentes et nombreuses branches. La division sociale du travail reçoit ainsi une impulsion plus puissante que par la manufacture proprement dite 13.

Le système mécanique augmente en premier lieu la plus-value et la masse des produits dans lesquels elle se réalise. A mesure que croît la substance matérielle dont la classe capitaliste et ses parasites s’engraissent, ces espèces sociales croissent et multiplient. L’augmentation de leur richesse, accompagnée comme elle l’est d’une diminution relative des travailleurs engagés dans la production des marchandises de première nécessité, fait naître avec les nouveaux besoins de luxe de nouveaux moyens de les satisfaire. Une partie plus considérable du produit social se transforme en produit net et une plus grande part de celui-ci est livrée à la consommation sous des formes plus variées et plus raffinées. En d’autres termes, la production de luxe s’accroît 14. Le raffine­ment et la multiplicité variée des produits proviennent également des nouveaux rapports du marché des deux mondes créés par la grande industrie. On n’échange pas seulement plus de produits de luxe étrangers contre les produits indigènes, mais plus de matières premières, d’ingrédients, de produits à demi fabriqués provenant de toutes les parties du monde, etc., entrent comme moyens de production dans l’industrie nationale. La demande de travail augmente ainsi dans l’industrie des transports qui se subdivise en branches nouvelles et nombreuses 15.

L’augmentation des moyens de travail et de subsistance et la diminution progressive dans le nombre relatif des ouvriers que leur production réclame poussent au développement d’entreprises de longue haleine et dont les produits tels que canaux, docks, tunnels, ponts, etc., ne portent de fruits que dans un avenir plus ou moins lointain. Soit directement sur la base du système méca­nique, soit par suite des changements généraux qu’il entraîne dans la vie économique, des industries tout à fait nouvelles surgissent — autant de nouveaux champs de travail. La place qu’ils prennent dans la production totale n’est pas cependant très large, même dans les pays les plus développés, et le nombre d’ouvriers qu’ils occupent est en raison directe du travail manuel le plus grossier dont ils font renaître le besoin.

Les principales industries de ce genre sont aujourd’hui les fabriques de gaz, la télégraphie, la photographie, la navigation à vapeur et les chemins de fer. Le recensement de 1861 (pour l’Angleterre et le pays de Galles) accuse dans l’industrie du gaz (usines, production d’appareils mécaniques, agents des compagnies) 15.211 personnes ; dans la télégraphie 2.399; dans la photographie 2.366; dans le service des bateaux à vapeur 3.570 et dans les chemins de fer 70.599. Ce dernier nombre renferme environ 28.000 terrassiers employés d’une manière plus ou moins permanente et tout le personnel commercial et administratif. Le chiffre total des individus occupés dans ces cinq industries nouvelles était donc de 94.145.

Enfin, l’accroissement extraordinaire de la productivité dans les sphères de la grande industrie, accompagné comme il l’est d’une exploitation plus intense et plus extensive de la force de travail dans toutes les autres sphères de la produc­tion, permet d’employer progressivement une partie plus considérable de la classe ouvrière à des services improductifs et de reproduire notamment en proportion toujours plus grande sous le nom de classe domestique, composée de laquais, cochers, cuisinières, bonnes, etc., les anciens esclaves domestiques. D’après le recensement de 1861, la population de l’Angleterre et du pays de Galles comprenait 20.066.224 personnes dont 9.776.259 du sexe masculin et 10.289.965 du sexe féminin. Si l’on en déduit ce qui est trop vieux ou trop jeune pour travailler, les femmes, les adolescents et enfants improductifs, puis les professions « idéologiques » telles que gouvernement, police, clergé, magistrature, armée, savants, artistes, etc., ensuite les gens exclusivement occupés à manger le travail d’autrui sous forme de rente foncière, d’intérêts, de dividendes, etc., et enfin les pauvres, les vaga­bonds, les criminels, etc., il reste en gros 8 millions d’indi­vidus des deux sexes et de tout âge, y compris les capitalistes fonctionnant dans la production, le commerce, la finance, etc. Sur ces 8 millions on compte :

Travailleurs agricoles (y compris les bergers, les valets et les filles de ferme, habitant chez les fermiers) = 1.098.261

Ouvriers des fabriques de coton, de laine, de worsted, de lin, de chanvre, de soie, de dentelle, et ceux des métiers à bas = 642.607 16

Ouvriers des mines de charbon et de métal = 565.835

Ouvriers employés dans les usines métallurgiques (hauts-fourneaux, laminoirs, etc.) et dans les manufactures de métal de toute espèce = 396.998 17

Classe domestique = 1.208.648 18

Si nous additionnons les travailleurs employés dans les fabriques textiles et le personnel des mines de charbon et de métal, nous obtenons le chiffre de 1.208.442; si nous additionnons les premiers et le personnel de toutes les usines et de toutes les manufactures de métal, nous avons un total de 1.039.605 personnes, c’est-à-dire chaque fois un nombre plus petit que celui des esclaves domestiques modernes. Voilà le magnifique résultat de l’exploitation capitaliste des machines 1920.

  1. Ricardo partagea d’abord cette manière de voir ; mais il la rétracta plus tard expressément avec cette impartialité scientifique et cet amour de la vérité qui le caracté­risent. V. ses Principles…, ch. xxxi, « On Machinery ». 

  2. Nota bene. — Cet exemple est dans le genre de ceux des économistes que je viens de nommer. 

  3. « On a bien le droit de pallier des maux avec des mots. » [Ovide.] 

  4. Un ricardien relève à ce propos les fadaises de J.-B. Say : « Quand la division du travail est très développée, l’attitude des ouvriers ne trouve son emploi que dans la branche spéciale de travail pour laquelle ils ont été formés ; ils ne sont eux-mêmes qu’une espèce de machine. Rien de plus absurde que de répéter sans cesse comme des perroquets que les choses ont une tendance à trouver leur niveau. Il suffit de regarder autour de soi pour voir qu’elles ne peuvent de longtemps trouver ce niveau, et que si elles le trouvent, il est beaucoup moins élevé qu’au point de départ. » (An Inquiry into those Principles respecting the Nature of Demand…, 1821, p. 72.) 

  5. « S’il est avantageux de développer de plus en plus l’habileté de l’ouvrier de manière à le rendre capable de produire un quantum de marchandises toujours croissant avec un quantum de travail égal ou inférieur, il doit être également avantageux que l’ouvrier se serve des moyens mécaniques qui l’aident avec plus d’efficacité à atteindre ce résultat. » (MacCulloch, Principes…, 1830, p. 1661.) [NdT] Cette note commence dans le texte allemand par la phrase : « Dans ce crétinisme prétentieux, MacCulloch est, parmi d’autres, un virtuose. » Puis : « S’il est avantageux, dit-il par exemple, avec la naïveté affectée d’un enfant de huit ans […] » (l. c., p. 463). 

  6. « L’auteur de la machine à filer le coton a ruiné l’Inde, ce qui nous touche peu. » (A. Thiers, De la Propriété, 1898, p. 275.) L’éminent homme d’État confond la machine à filer avec la machine à tisser, ce qui d’ailleurs nous touche peu. 

  7. Census of 1861, vol. II, 1863. 

  8. Il y avait 3.329 ingénieurs civils. 

  9. Comme le fer est une des matières premières les plus importantes, remarquons que l’Angleterre (y compris le pays de Galles) occupait en 1861 : 125.771 fondeurs, dont 123.430 hommes et 2.341 femmes. Parmi les premiers 30.810 avaient moins et 92.620 plus de vingt ans. 

  10. On appela border slaves hâtes les États esclavagistes intermédiaires entre les États du Nord et ceux du Sud auxquels ils vendaient des nègres élevés pour l’exportation comme du bétail 

  11. [NdT] Sur la dépopulation de l’Irlande, voir plus loin, p. 1388 et suiv. 

  12. Gaskell, l. c., p. 25-27. 

  13. [NdT] Voici cette phrase d’après le texte allemand : « Le système de fabrique pousse la division sociale du travail infiniment plus loin que ne le fait la manufacture, car il accroît à un degré infiniment plus élevé la productivité des industries dont il s’empare » (Das Kapital, p. 468). 

  14. F. Engels, dans son ouvrage déjà cité sur la situation des classes ouvrières, démontre l’état déplorable d’une grande partie de ces ouvriers de luxe. On trouve de nouveaux et nombreux documents sur ce sujet dans les rapports de la Child. Empl. Commission. 

  15. En Angleterre, y compris le pays de Galles, il y avait en 1861, dans la marine de commerce, 94.665 marins. 

  16. Dont 177.596 seulement du sexe masculin au-dessus de 13 ans. 

  17. Dont 30.501 du sexe féminin. 

  18. Dont 137.447 du sexe masculin. — De ce nombre de 1.208.648 est exclu tout le personnel qui sert dans les hôtels et autres lieux publics. De 1861 à 1870, le nombre des gens de service mâles avait presque doublé. Il atteignait le chiffre de 267.671. Il y avait en 1847 (pour les parcs et garennes aristocratiques) 2.694 gardes-chasses, mais en 1869 il y en avait 4.921. Les jeunes filles de service engagées dans la petite classe moyenne s’appellent à Londres du nom carac­téristique de slaveys (petites esclaves). 

  19. « La proportion suivant laquelle la population d’un pays est employée comme domestique, au service des classes aisées, indique son progrès en richesse nationale et civilisation » (R.M. Martin, Ireland before and after the Union, 1848, p.179.) 

  20. Marx vient d’aborder le grand problème du chômage technologique qu’il poursuivra dans le paragraphe suivant et dont il fera l’analyse théorique dans le chapitre xxv. On ne saurait tenter dans une note une confrontation des Statis­tiques citées par Marx avec les Statistiques, pour les mêmes industries, que l’on obtient, disons cent ans après ; encore faudrait-il essayer de vérifier, à l’aide de ces Statistiques récentes, si la tendance, dégagée par Marx des chiffres qu’il a pu consulter, confirme ses vues théoriques générales. Cette tenta­tive se compliquerait du risque de négliger ce qui compte le plus, du moins dans l’optique choisie par Marx : l’aspect cyclique des crises, qui semble suggérer que le relatif bien-être d’une génération doit se payer par l’holocauste d’une autre, ou que le « progrès » technique ne peut s’accomplir qu’en détruisant les hommes et les biens. Avec ou sans Statistiques, le récit le plus élémentaire des faits et événements intervenus depuis la mort de Marx, s’il semble rendre anachroniques les descriptions des misères humaines offertes dans le Capital (du moins pour l’Europe), ne saurait changer en idylle les deux guerres mondiales et leurs séquelles. Marx a été frappé par l’apparition de « nouveaux champs de travail », et par le fait que les « esclaves domestiques » fussent plus nombreux que les travailleurs « productifs ». Sa remarque pourrait, mutât n mutandis, s’appliquer au développement, depuis le début du xxe siècle, du secteur qu’on appelle « ter­tiaire », terme lancé par l’économiste australien Colin Clark. Ce phénomène contredit en même temps la tendance aperçue par Marx : si le travail domestique se fait plus rare, le travail bureaucratique ne cesse d’augmenter. Cf. Colin Clark, The condition of economic progress, London, 1940. Voir, également, Jean Fourastié, le Grand Espoir du XXe siècle, Paris, 1949 ; Alain Girard, Développement économique et mobilité des travail­leurs, Paris, 1956. Voir encore les réserves faites par G. Friedmann, qui signale les changements de Structure au sein du travail industriel (manœuvres remplaçant des travailleurs qua­lifiés) : Où va le travail humain, Paris, 1950, p. 107 et suiv. On a pu constater que Marx s’attaque, dans le même para­graphe, au problème du gaspillage et du luxe, tout en effleu­rant la question de la production de masse. Il a mis le doigt sur certains phénomènes caractéristiques de la « société d’abon­dance », qui n’a d’autre raison d’être que l’investissement à jet continu dans le gaspillage et le dangereusement inutile ; c’est la phase suprême d’un développement que tel écono­miste américain a désigné comme l’âge de la « haute consom­mation de masse », sans prêter seulement autant d’importance aux places respectives, dans le budget américain, des dépenses d’armements et d’automobiles. (Cf. J. K. Galbraith, The affluent society, 1958; W. W. Rostow, The stages of economic growth. A non-communist manifesto, Cambridge, 1960 ; V. Packard, l’Art du gaspillage (trad. de l’américain), Paris, 1963.)