La question essentielle ce n’est pas la sexualité mais l’amour.
Le point de départ des quelques réflexions qui suivent est la lecture du livre de Mario Mieli Elementi di critica omosessuale, Einaudi, Torino, 19771. Cet ouvrage présente un grand intérêt parce qu’il exprime avec netteté et sans dogmatisme un certain nombre de thèses sur la sexualité, ce qui permet en les affrontant d’opérer une approche de cette question, en ajoutant tout de suite que pour moi la question essentielle ce n’est pas la sexualité mais l’amour. L’autonomisation de la première exprime de façon percutante la déchéance à laquelle est parvenue l’humanité occidentale.
Comme le soulève M. Mieli il est difficile de dire ce que sont vraiment homme et femme, leur nature, surtout du point de vue de la sexualité du fait même de l’antique répression sexuelle que nous avons en nous et derrière nous. Comment parler sérieusement de la sexualité et en décider de façon assez « absolue » quand la femme a été esclavagisée depuis si longtemps et que la société n’a pu se fonder et se développer que sur sa domestication-réduction ? Kate Miller dans La politique du mâle a montré, par exemple, à quel point était absurde l’idée d’une appétence sexuelle moins grande chez les femmes. Ainsi il semble qu’il soit difficile d’affirmer que l’homosexualité est inhérente à l’homme et à la femme. Je préfère me réserver sur l’avenir pour en décider d’une façon plus « absolue ».
Je pense qu’il est difficile de trouver un enracinement de l’homosexualité chez les animaux. Il ne semble pas qu’il y ait chez eux de véritable acte sexuel entre éléments du même sexe. L’intromission est rarement signalée. Les ébauches d’accouplement peuvent être diversement interprétées. Chez les primates, les éthologues ont mis en évidence que « les manifestations stéréotypées de puissance d’un mâle dominant provoquent fréquemment chez le mâle dominé une position de sollicitation de caractère homosexuel, qu’il y ait ou non intromission » (Introduction à une ritologie générale, pp. 684-685)2. Dans ce cas ce qui serait déterminant ce n’est pas l’homosexualité mais la relation de dominance, dans la mesure où l’on accorde une valeur réelle à cette représentation des rapports entre animaux. Il en serait de même de l’homosexualité humaine : « Or, Devereux a avancé à propos de l’échange des femmes une hypothèse qui mérite attention. Il y aurait dans l’acte d’échange des sœurs une forte composante homosexuelle. L’alliance matrimoniale est « avant tout transaction entre hommes à propos des femmes ». Dès lors, l’alliance entre les mâles et les femelles ne serait-elle pas tout bonnement la transformation adaptative (utile à l’espèce) de relations homosexuelles déjà “ritualisées” (au sens éthologique)… » (p. 685).
Ainsi on « enracine l’acte fondateur de l’ordre culturel dans un ordre naturel déjà fortement cérémoniel. À cet égard la socialisation authentiquement humaine ne serait plus qu’une question d’accentuation : nouveau cérémonial, le don de la sœur, se substituant au don de soi. Mais cette fois, et pour des raisons obscures étroitement liées à cette autre obscurité qu’est l’émergence du langage, la communication devient réciproque, alors que les gestes-signaux des primates semblent bien être à sens unique. Bien que cette différence soit capitale, il n’y a pas loin de l’affrontement cérémoniel des mâles chez les primates à l’alliance matrimoniale des hommes, si l’on veut bien considérer que celle-ci transforme un ennemi ou rival en partenaire maintenu à distance comme s’il s’agissait d’un dangereux empoisonneur » (p. 685).
Ceci implique que les anciens hommes et femmes ne connurent en guise de sentiment que la domination, dans son effectuation de dominant-dominé ; ce qui me semble excessif. L’amour devait donc s’affirmer contre cette relation sociale. Il s’agit alors de comprendre comment il est né, dans la mesure où il n’est pas une donnée innée, absolument naturelle, l’amour en tant que choix d’une autre ou d’un autre. Dans L’émergence de l’homme, Pfeiffer3 part de la constatation suivante : « L’homme est le seul mammifère chez lequel le rut a entièrement disparu. Ce changement se produisit probablement il y a un demi-million d’années parmi les bandes de chasseurs de l’espèce Homo erectus ». Il en déduit que « la réceptivité sexuelle prolongée de la part des femelles servit aussi à augmenter leur attrait pour les mâles et à contrebalancer le nouvel attrait des associations mâle-mâle ». D’où « L’extension de la possibilité du choix au moment des relations sexuelles. Le rut, même tel qu’il est modifié chez les primates non humains est absolument hors du contrôle de l’individu » (p. 135).
Quand les désirs sexuels passèrent dans une certaine mesure sous contrôle volontaire… il devint possible de choisir le moment et le lieu des rapports et, d’une certaine façon, la partenaire. La préférence personnelle prit son sens pour la première fois et les rapports mâle-femelle se firent plus durables. C’étaient là les premières phases de la préhistoire de l’amour, du moins de l’amour au sens humain. Il se peut que l’amour homosexuel ait fait son apparition à peu près en même temps que l’amour hétérosexuel comme conséquence des associations mâle-mâle des bandes de chasseurs, et naturellement comme conséquence du remplacement du contrôle hormonal automatique du comportement sexuel par un choix libre, dans une certaine mesure, des partenaires (p. 136).
L’amour naîtrait au moment où s’ouvrirait un vaste éventail de possibles. Ce qui a pour conséquence aussi l’émergence de règles pour les limiter de peur de la dissolution ; de là les tabous (certains auteurs signalent l’existence du tabou de l’inceste chez les primates). Autrement dit, même si on affirme l’existence d’un sentiment préalable d’amour, l’instauration du mariage va entraîner comme conséquence que les êtres humains devront acquérir l’amour contre celui-ci, contre les règles sociales. À partir de là on a le lancement d’un double mouvement : réaliser tous les possibles et les limiter.
C’est du fait que l’homosexualité fut parfois considérée comme tabou que M. Mieli tire l’affirmation du caractère fondamental, essentiel de l’homosexualité. Toutefois ce n’est pas absolument sûr, elle peut être un phénomène dérivé.
Dans L’homme et le sacré4, Caillois fait les remarques suivantes à propos de ce qu’il nomme “l’inceste acte d’homosexualité mystique” : la violation de la loi d’exogamie ne représente donc pas seulement, comme la définit Thurnwald, « une infraction sur laquelle repose la vie en commun ; c’est en même temps l’équivalent exact, sur le plan mystique, de l’homosexualité. Elle offense à la fois le jus en lésant la phratrie antagoniste et le fas en constituant un acte contre nature » (p. 100).
L’inceste n’est pas qu’un transgression particulière de l’ordo rerum. Il consiste dans l’union impie et forcément stérile de deux principes de même signe. À ce point de vue la violation alimentaire lui correspond exactement. (pp. 101-102)
En Nouvelle-Bretagne, un vieillard comme Gunatuma, explique à un missionnaire que l’interdiction de la consommation du totem signifie “purement et simplement” celle des relations sexuelles entre les gens de ce totem, car le commerce charnel est symbolisé par l’ingestion de nourriture. Indépendamment de ce témoignage il y a de nombreuses raisons de penser qu’en effet l’acte sexuel est constamment assimilé à une manifestation de voracité. (p. 102)
Tout cela peut s’expliquer sur la base de la théorie de Lévi-Strauss ou sur celle des Makarius qui me semble plus convaincante : le tabou alimentaire déterminant le tabou sexuel. Or par glissement, il est bien compréhensible que l’interdiction de la rencontre de semblables aille jusqu’à l’interdiction de rapports homosexuels. Dans tous les cas, au départ, ce n’est pas l’homosexualité qui préoccupe les hommes.
Sur la base même de la théorie de Lévi-Strauss, il est possible de comprendre une origine possible de l’homosexualité : une rébellion contre les contraintes de la communauté, contre ses règles qui enserrent l’individu dans une suite d’échanges dont il lui semble impossible de sortir. En ce cas l’homosexualité serait une affirmation de l’individualisation ; or à travers le devenir historique, on constate souvent cette détermination. Elle manifeste une composante asociale, un certain refus des rôles.
En faisant un bond jusqu’à nos jours, cela ne signifie-t-il pas aussi que l’homme, la femme doivent détruire leur être social ? Ce qui se vérifie à plusieurs reprises dans l’histoire au travers de la vaste insurrection plusieurs fois renouvelée contre le mariage.
M. Mieli fonde ensuite l’homosexualité sur la bisexualité des hommes et des femmes. Selon lui, reprenant sous une autre forme la théorie de Platon à propos de l’androgyne, chaque être serait bisexuel. C’est d’ailleurs une théorie déjà affirmée par S. Freud, S. Férenczi, etc. Ce qu’il y a de particulièrement intéressant, c’est que ce qui fut un mythe (car l’idée d’un être bisexuel originel est très ancienne) longtemps considéré comme inconsistant et irrationnel se retrouve à l’heure actuelle exposé de façon plus ou moins scientifique. Or biologiquement il a été démontré qu’il n’y avait pas une séparation absolue entre les sexes ; psychologiquement il en est de même. De ce dernier point de vue on peut dire que l’on peut avoir des hommes plus réellement femmes que des femmes et réciproquement (n’y a-t-il pas là une autre raison de l’homosexualité ?). Toutefois je pense qu’il faille aborder cette question d’un point de vue plus ample en liaison avec la bilatéralité, la binarité, le couple. Autrement dit dans une première approche, je puis dire qu’il est certain que nous sommes à la fois homme et femme, ce qui nous permet d’ailleurs la perméabilité de l’autre et fonde l’intuition, puisque nous avons un substrat communautaire, mais il ne faut pas que cela soit posé comme deux éléments juxtaposés, comme c’est le cas dans la binarité et dans le couple. D’autre part, je pense que l’ensemble des éléments féminins-masculins s’ordonne ensuite en chacun de nous selon la prépondérance d’un pôle.
En élargissant le champ d’investigation je pense que grâce à l’amour profond nous pouvons réellement vivre l’autre dans sa diversité et, plus encore, vivre d’autres relations et récapituler en nous les êtres qui nous ont précédés dans la phylogenèse. Leboyer (Naissance sans violence) met bien en évidence un procès de régression dans l’amour. À mon avis, pleinement vécu, l’amour doit nous faire “retourner” plus que régresser dans les autres modalités d’être que nous ne pouvons plus effectivement actualiser.
S. Ferenczi de son côté s’éleva à une cosmogonie amoureuse en supposant, dans Thalassa, que l’on pourrait parvenir jusqu’à percevoir les premiers moments de la sexualité : lorsque deux cellules se conjuguèrent pour la première fois. Or il suppose que cette rencontre fut peut-être un acte de nutrition incomplet. L’amour serait un phénomène d’assimilation tendant à assurer la permanence de l’être et se réalise finalement à travers un procès où deux êtres différents en engendrent un semblable et divers d’eux. Ceci expliquerait à quel point, depuis toujours, nutrition et reproduction sont proches dans le déroulement de la vie des hommes et des femmes et dans leurs représentations. Je dis bien reproduction et non sexualité car il y a un phénomène nutritionnel fondamental dans l’établissement de la viviparité chez les mammifères, de même en ce qui concerne le lien si étroit entre la mère et ses enfants chez les primates. À partir de là il ne s’agit pas de ramener l’amour à la nutrition, mais d’être à même de vivre les différents moments du procès amour dans sa dimension paléontologique ainsi que sa pleine accession à un mode divers d’être tel qu’il doit actuellement s’imposer.
Ainsi ce n’est pas l’ouverture au-delà du couple homme-femme et par là sa destruction qui me gêne. Ce que j’appréhende et qui me trouble, c’est que la théorisation de M. Mieli peut être un élément pour fonder l’indifférenciation que le capital nous réserve en l’actualisant déjà, ce qui aboutirait à la négation de l’espèce humaine.
Celle-ci, au cours des milliers d’années qui nous précèdent, a connu de graves dangers la menaçant de destruction. Dans cette investigation historique j’envisage l’espèce en tant que phylum parce qu’en tant que point d’arrivée actuel du mouvement de la vie, elle renferme des possibles anciens du fait même de sa non-spécialisation, de sa non-dépendance écologique étroite.
En effet l’espèce-phylum a risqué la cladogénèse. La dispersion des divers Homo aurait pu provoquer une séparation d’ordre écologique et biologique entraînant une spéciation différentielle. Ainsi le stock génétique se serait fragmenté ; on aurait eu perte d’énormes potentialités. En réalité, l’interfécondité est demeurée et on a eu une série d’espèces englobées dans ce que je nomme espèce-phylum, en quelque sorte la syngameion dont parlait Bordiga.
Un autre danger a été la fragmentation en ethnies tellement différentes d’un point de vue culturel que chacune pouvait se poser comme réalisant l’espèce humaine. D’où d’ailleurs le fait que chaque ethnie se définissait homme et surtout ne pouvait pas en accepter une autre comme réalisant l’espèce, une des causes des heurts sanglants entre ethnies, et la justification du meurtre d’autres hommes. Cet écueil a été évité mais on doit dire que la solution, ethnocide et génocide, réalisée au travers de la constitution de nations qui reproduisaient au travers de leur antagonisme le danger des ethnies séparées, ne peut pas être considéré comme humaine et que l’homogénéisation, dont je parlerai ensuite, ne l’est pas non plus.
Un troisième danger fut la séparation des sexes qui peut être très grave et risqua de faire éclater l’espèce. Ceci se produisit surtout au moment où les hommes deviennent des chasseurs qui, à cause de leur activité se séparent des femmes, principalement au paléolithique supérieur, au magdalénien (pour certains déjà à une époque plus reculée, il y a près d’un million d’années, au moment de l’Homo erectus).
Avec l’invention de l’agriculture, on a d’une façon assez durable issue de l’impasse. À ce moment-là la femme reprend une importance essentielle.
Cependant avec la fragmentation des communautés, avec le déploiement de l’Etat, le développement des classes, tous éléments réalisables seulement à la suite et de façon concomitante à la domestication de la femme (l’invention de la cuisine a dû également jouer un grand rôle là-dedans), la séparation des sexes reprend. Le “mythe” des amazones est extrêmement révélateur à ce sujet.
Si nous nous reportons à notre présent, ne peut-on pas poser qu’à la fin de l’arc historique que nous vivons actuellement ne devons-nous pas avoir une autre manifestation des amazones ? C’est bien ce qui se produit avec certains groupes du mouvement de libération des femmes. L’humanité court donc le risque d’une fragmentation. Cela apparaît nettement sous une autre forme moins militante au sein d’une importante fraction de la population étasunienne où, à la suite de la caducité des rôles, hommes et femmes ont perdu tout axe de référence et ne sont plus capables que d’une haine sexuelle ; chacun voulant à tout prix préserver son identité et ne pas se perdre dans l’union sexuelle. On peut se demander si là il ne vérifie pas la régression absolue (perte de toutes les déterminations successives) : l’amour vécu comme un acte de cannibalisme !!
Il y eut ensuite une séparation moins violente qui a miné la vie de groupes entiers d’êtres humains. Ainsi la Chine qui, à partir du moment où elle fut unifiée et devient ce qu’on a appelé empire (environ 200 ans av. J.-C.), connut une séparation rigide des sexes comme le montre Robert Van Gulik dans La vie sexuelle dans la Chine ancienne5, qui pense que la continuité chinoise est due au fait que « les chinois ont prudemment maintenu l’équilibre des éléments masculins et féminins et cela se constate par l’étude dès le début de notre ère » (p. 414). N’est-ce pas la force de la communauté qui, en dépit de réglementations sexuelles étatiques, a permis aux chinois de subsister en tant qu’ethnie cohérente au cours de quatre millénaires ! Van Gulik met bien en évidence à quel point l’antique matriarcat a subsisté derrière le patriarcat et comment les anciens manuels sexuels se maintiennent même après l’instauration de la séparation des sexes ; en particulier, il montre que ces manuels - qui indiquaient le moyen d’accéder à l’immortalité grâce à l’amour (anticipant le tantrisme hindou) - disparurent très difficilement et que, même lorsqu’ils ne furent plus connus, leur contenu était en fait conservé. La répression sexuelle ne parvint pas à détruire un certain comportement qui découlait de l’antique rapport communautaire. D’ailleurs comment concevoir que la séparation des sexes ait pu réellement transformer les chinois et chinoises quand, selon leur représentation, le ying (principe femelle) peut se transformer en yang (principe mâle), chacun des deux possédant à l’état embryonnaire l’élément complémentaire. De nos jours, on assiste en Chine à une autre séparation des sexes que l’on veut justifier par la nécessité de réduire la population ce qui est simultanément une tentative d’éradiquer le confucianisme qui avait prêché une telle séparation. Elle se heurte à la même donnée communautaire (il y aura obligatoirement, de ce fait, une entente avec la vieille représentation que Mao voulait éliminer) et il est certain que de ce heurt peut jaillir une autre solution pour le devenir de la Chine.
Plus près de nous et actuellement encore, on peut constater une ségrégation des sexes dans la société italienne méridionale.
En dépit de son maléfice, la séparation avait un petit avantage : maintenir la diversité, ce qui n’est pas le cas maintenant où nous abordons le danger le plus grave de destruction de l’espèce par homogénéisation, c’est-à-dire par la perte de toute diversité. Auparavant je voudrais encore insister sur la dimension-détermination paléontologique-cosmique des femmes et des hommes à laquelle je tiens beaucoup et qui me préoccupa déjà bien avant que Teilhard de Chardin devint à la mode. L’espèce humaine est une espèce-phylum parce qu’elle englobe un multiple et n’est donc pas un simple uniple (il est aberrant d’opposer unique ou unitaire). Mieux, elle est multiple et uniple.
On pourrait penser que l’espèce en tant que multiple a souvenir d’autres formes vivantes et voudrait les vivre, les actualiser ; notre phylogenèse nous serait présente. Je pense que grâce à l’amour, à la dimension esthétique des hommes et des femmes nous pouvons retrouver des possibles que nous avons perdus et qui ont été effectués par d’autres groupes d’êtres vivants. Ainsi nous sommes des êtres à symétrie bilatérale mais il est certain que nous rêvons d’une symétrie qui peut être perçue comme plus épanouissante : la symétrie rayonnée, florissante chez les cœlentérés et les échinodermes ainsi que chez les plantes. Qui n’a pas rêvé d’être arbre ou fleur ? Qui ne s’est pas extasié devant la puissance de vie d’un arbre, car l’arbre est vie exaltée.
L’amour et la dimension esthétique sont dans ce cas des anti-dépossessions, dépouillements (Entäusserung) ; grâce à eux nous n’avons rien perdu. On pourrait vivre tous les possibles réalisés dans l’univers tout en restant nous-mêmes. Cela implique que l’art de nos sociétés infestées du mythe de la domination de la nature ne peut pas correspondre à cet immense désir humain.
Je ne m’éloigne pas du propos de M. Mieli puisque celui-ci écrit page 150 :
Dans les ténèbres de notre intérieur profond gît réprimée l’espèce qui est transexuelle ainsi que le désir de transexualité-communauté ; l’intersubjectivité communiste sera transexuelle.
Je suis d’accord sur le polymorphisme englobé en nous, mais je ne suis pas d’accord sur le mode de l’effectuer.
Avant de poursuivre : l’espèce n’aurait-elle pas peur de faire le saut pour accéder à la réalisation de ce qu’elle est virtuellement : la réflexion du phénomène vie et l’englobement de tous les possibles de ce phénomène ? Alors elle régresse et cherche à réaliser des possibles anciens et s’y fixe. Ainsi il y aurait sous forme amplifiée le phénomène indiqué dans « C’est ici qu’est la peur c’est ici qu’il faut sauter »6. Ce faisant elle risque de sombrer dans une destruction qui est déjà en acte : la réduction des hommes et des femmes à des particules asexuées, à des particules neutres qui ne se sexualisent qu’en prenant à l’extérieur un sexe… avec l’avantage, qui fascine les gens immédiats, de la combinatoire réalisable !
Le danger en acte le plus grave est la mise en place d’une combinatoire sexuelle. Nous ne sommes plus que des supports (ou bien on nous force à le devenir) aptes à prendre en charge quelque chose. Nos réalités, nos diversités, nos potentialités ne sont plus incluses en nous, parties de nous-mêmes, mais hors de nous. À l’heure actuelle les êtres sont de plus en plus asexués et c’est le moment où la sexualité triomphe, et que se pavane la pornographie que je vomis.
Les sexes sont en dehors des êtres, les modalités de les unir, de même. Il ne s’agit d’ailleurs pas uniquement de ceux des hommes, mais également de ceux des animaux. Sexes et modes d’emploi avec leurs variations multiples sont à la disposition des femmes et des hommes à l’hypermarché de l’amour que réalise le capital. Alors l’acheteur ou l’acheteuse n’a plus qu’à programmer sa combinatoire.
Or, ce qui me fait peur encore une fois dans la théorisation de M. Mieli c’est qu’elle risque de participer du mouvement d’émancipation-libération qui permet au capital l’extériorisation de nos déterminations, de nos capacités, potentialités, de nos rêves et de nous en dépouiller permettant la réduction de nos êtres à particules neutres du capital qui accèdent à une réalisation grâce à une médiation-capital…
Déjà la lecture de la page 56 où sont exposés les divers désirs homosexuels avoués ou cachés et la volonté de les extérioriser me fait penser que la combinatoire n’est possible que s’il y a expropriation de nos désirs dont le point de départ est d’abord leur extériorisation. Alors ce n’est plus nous mais eux qui ont des relations. Cette peur se précise à la lecture du passage suivant de la page 236 :
L’antithèse hétérosexualité-homosexualité sera dépassée et il lui sera substituée une synthèse transexuelle : il n’existera plus d’hétéro ni d’homosexuels, mais des êtres humains polysexuels, transexuels ; mieux : il n’existera plus des hétéro ou des homosexuels, mais des êtres humains. L’espèce se sera enfin retrouvée.
Il est évident que la visée de M. Mieli est l’affirmation humano-féminine complète où il y aura enfin réconciliation être particulier / espèce, plus précisément où pour la première fois l’homme, la femme pourront vivre sans déchirure les déterminations de leur être. C’est pourquoi je dois expliciter ma crainte.
Pourquoi, à partir du moment où l’on remet en cause l’hétérosexualité, limiter la sexualité à un rapport homme-femme, femme-femme, homme-homme et ce à divers âges (donc pédérastie et pédophilie), il peut y avoir aussi zoophilie, nécrophilie, coprophilie, etc. Si on considère logique que des homosexuels se marient entre eux (niant par là la rupture avec le social que leur liaison originellement implique) et qu’il y ait des églises pour homosexuels comme l’indique M. Mieli page 87 de son livre, pourquoi n’y aurait-il pas mariage entre hommes ou femmes et animaux, ce serait une modalité de dépassement de l’antithèse nature-culture sur le terrain de cette dernière ! Il y a déjà des films qui exaltent l’amour pour les animaux, ainsi Vases de noces de Zeno et Garnier exposant une histoire d’amour entre un homme et une truie. Ce qui est extériorisé peut être ensuite mis à la portée de tous. C’est d’ailleurs une constante : il y a, par le truchement de l’art, de la littérature, de la religion, de la science, extériorisation d’un possible à la portée, d’abord d’un nombre réduit d’individus, puis il y a une sorte de démocratisation ou massification et un nombre considérable d’hommes et de femmes peuvent effectuer le même possible. Or le plus grand producteur de possibles c’est le capital lui-même dont la devise distinguo pourrait être : tout est possible ! Mais avant d’analyser cela, je voudrais revenir sur le phénomène de dépossession.
Avec juste raison M. Mieli dit qu’on ne peut pas réduire l’amour à la procréation (pp. 40 et 210), mais je ne suis pas d’accord sur le mode même de raisonner : il ne faut pas accepter la dissociation ; et c’est là le reproche que l’on peut faire à tous les révolutionnaires actuels : ils acceptent le procès de fragmentation de l’être comme un acquis et raisonnent à partir de lui, sur sa base pour opérer une libération qui n’est autre en réalité que la réalisation complète, achevée de la séparation. Ceci n’est pas le cas chez M. Mieli parce qu’il y a chez lui la préoccupation passionnée de la communauté humaine.
Ce disant je ne considère pas que chaque fois qu’on fait l’amour on doive penser à la procréation, mais celle-ci doit être un possible qui ne sera effectué que lorsque nous le voulons. Si on dissocie, il sera difficile de vivre, le moment voulu, toute la dimension spécifique, paléontologique et cosmique de l’acte sexuel s’épanouissant dans son déboucher-ouverture procréatif, sans nier que les êtres vivants recherchent avec intensité la jouissance puisqu’elle est perception immédiate et transcendante de leur vie, de même que l’on peut ressentir le moment où l’acte reproducteur était un simple acte d’assimilation et par là nos êtres peuvent se dilater dans une perception assimilatrice du monde qui nous environne.
Le danger de réduction à particule neutre est bien réel puisque de divers horizons on propose en définitive de supprimer la procréation qui permettrait une libération complète de la femme et de l’amour. M. Mieli lui-même y fait allusion :
Il n’est pas utile de parler de fécondation artificielle, etc., parce qu’il est très difficile d’imaginer quelles conséquences grandioses en dériveront à la suite de la libération de la femme et de l’éros.
Mais en quoi ne plus procréer, accoucher, allaiter, peut-il être une manifestation positive ? Cette libération-émancipation est un dépouillement, une réduction de l’être humain à un support de diverses fonctions qu’on peut lui greffer ou qu’il peut manipuler en dehors de lui. G. Groddeck que M. Mieli cite souvent l’avait bien compris !
Émancipation-libération est un procès au sein du mouvement du capital. Les hommes et les femmes ont cru emboiter la voie du “salut” en voulant s’émanciper (cf. la problématique fondamentale chez K. Marx avec sa théorie du prolétariat). En fait ils se sont fait mystifier et le concept de libération est au cœur de la fausse conscience historique7.
La dynamique de la libération est celle de la fragmentation ; la libération sexuelle c’est la pulvérisation de l’amour procès total de vie humano-féminine. De telle sorte qu’en libérant, autonomisant les possibles on perd le plus essentiel, celui de la totalité et de la plénitude. C’est une démarche générale : être contre la procréation c’est comme être contre le travail ; c’est vouloir finalement être dépossédé de la vie et de l’activité ; le capital tendant finalement à réaliser une communauté sans êtres biologiques humains et sans activité biologique humaine !
Cette dissociation touche profondément les êtres puisqu’elle les écartèle en différentes fonctions. De plus, en vertu d’un hédonisme immédiat, réducteur et débile, il y a tendance à éliminer tout ce qui engendre une difficulté ou une douleur. Dans cette perspective, la souffrance ne devrait-elle pas être abolie, ne devrait-on pas supprimer l’amour, surtout celui pour une seule femme, puisqu’on peut être malheureux ou devenir fou.
En effet, l’amour avant que de cimenter l’être en lui-même, d’en faire un tout qui rayonne, a aussi l’effet de dissocier. Il naît alors une angoisse de sa propre identité. Qui suis-je ? Où puis-je me retrouver ? Est-ce fragment-ci ou celui-là de l’être que je fus, il y a si peu de temps, qui peut témoigner de ce que je ressens être moi. C’est alors qu’il faut la rechercher dans les plus lancinantes impulsions, dans les voies les plus obsédantes, et même dans ce que les autres nous refusent en nous inhibant.
L’amour qui dissocie, permet ensuite de se retrouver auprès de soi comme après une folle course vagabonde, heureux, irradié d’une vie insoupçonnée. L’amour profond côtoie la folie et s’il ne s’épanouit pas il y conduit parce qu’il nous met hors de nous et nous pose autre ; un autre par rapport à l’immédiat que nous vivions car en fait c’est encore nous mais dans des déterminations que nous n’avons pas prévues. Il n’en demeure pas moins que nous vivons cette altérité qui, si nous ne retrouvons pas notre identité parce que l’amour ne se réalise pas, se transforme en aliénation qui est bien un devenir autre où l’on n’est pas capable de se retrouver.
Mais si l’on supprime la souffrance que deviendront masochisme et sadisme ? D’autant plus que diverses personnes dont M. Mieli veulent les redimensionner et justifier en quelque sorte leur réalité. À mon avis ils dérivent du profond doute organique d’aimer ou, si l’on veut, c’est l’amour qui ne permet pas d’enraciner une réalité d’être, une certitude d’exister, une vérification ample de l’existence. D’où un appel lancinant aux sens pour qu’ils témoignent dans un éclatement de douleur, d’une vérité d’être. Dans le procès d’amour l’autre n’est plus apte à signifier immédiatement dans la jouissance la réalité de l’aimant, d’où une intense réflexivité en souffrant ou en faisant souffrir. C’est la réification complète : l’autre est une chose permettant une jouissance, d’où la nécessité de tout un arsenal d’amour, d’où également le glissement à toutes sortes de substituts de l’objet devant générer l’amour-jouissance… ainsi que la parenté avec l’expérimentation scientifique !
Il est probable que l’extériorisation de tout permette également de pouvoir brancher sur la particule neutre au moment voulu la sensibilité nécessaire pour qu’elle accède à une jouissance programmée selon la combinatoire recherchée.
L’espèce humaine, espèce-phylum, est aussi l’espèce de la non-immédiateté et ceci qu’elle le veuille ou non, c’est-à-dire que ce soit déterminé par un procès interne ou que ce soit causé par une impulsion du monde extérieur. Elle ne peut pas se contenter de réaliser le possible qui s’offre immédiatement. Elle en imagine d’autres et veut les réaliser. C’est ainsi qu’elle ne peut se satisfaire de la vie immédiate et qu’elle essaye de conquérir une vie au-delà : la conquête de la mort et de l’immortalité ! Peut-être que, d’ailleurs, l’espèce a commencé son développement par une réflexion à partir de cette conquête et que c’est pour cette raison qu’elle est envahie – maintenant, que nous sommes parvenus à la fin de l’arc historique – par la mort, ne parvenant plus à vivre et à situer la vie. L’espèce mourrait parce qu’elle n’aurait pas conquis la mort !
Au départ cette conquête de la mort était comme une réponse à l’insécurité au monde, la non-certitude de l’existence découlant de la coupure de la communauté et de la nature qui fit révéler d’amples phénomènes qui auparavant étaient simplement vécus. En même temps c’était une prise d’assurance vis-à-vis de tous les possibles.
Ceci étant et pour abréger tout le développement historique je dirai que le capital est le grand réalisateur de possibles. C’est ainsi que Marx le perçoit et qu’il l’exalte en tant que phénomène révolutionnaire et c’est en tant que tel qu’il est posé chaque fois qu’un être humain veut refaire son apologie. Mais le capital – et cela Marx le savait tout de même – est réalisateur de possibles sans égard aux conséquences et aux hommes. Cela nous impose une réflexion profonde sur cette impulsion cognitive dans son ample manifestation qui caractérise notre espèce. Elle est liée au fait que nous sommes une immense espèce-phylum et que cette inventoration-réalisation de possibles est comme une immense introspection spécifique. Mais ce n’est pas suffisant, il faut situer ce qu’est le domaine humain-féminin, notre véritable substance et les modes que nous devons utiliser pour réaliser les possibles sans mettre en cause notre substance humaine. Comment être sans mésêtre, c’est-à-dire sans perpétuellement errer ; comment assurer les divers possibles sans s’y fixer : espèce de folie historique et même cosmique dans la mesure où la fixation se fait en un point de l’univers et qu’on ne parvient plus à s’en détacher, empêchant tout retour auprès de soi.
Il s’ensuit que je pense que le capital peut très bien arriver à accepter l’homosexualité.
En vertu de ce qui précède on comprendra à quel point je puisse trouver dangereuses toutes les sciences qui ont extériorisé l’être humain, qui ont permis une séparation-dépouillement. Je pense à la psychologie et tout particulièrement à la psychanalyse, à la psychologie de l’enfant ; dangereuses aussi la littérature et l’art… Le danger le plus grave vient des révolutionnaires comme Deleuze, Guattari ou Lyotard avec leurs machines désirantes et leurs économies libidinales.
D’où une question : doit-on connaître le multiple uniquement à partir d’un vivre avec de multiples êtres, en ayant de multiples relations, ou peut-on y accéder à partir de l’uniple ? Dans le premier cas, je pense qu’on a un refleurissement de l’immédiateté et même de l’immédiatisme dans son concrétisme le plus abject. Dans le second cas, on a obligatoirement maintien de modes d’êtres de plus en plus éliminés : la contemplation, l’intuition. D’autre part, il semblerait que la connaissance dans le premier cas ne puisse être que par exhibition ; il n’y aurait plus le fameux dévoilement de l’être qui parvint sous forme réduite à signifier uniquement vérité. C’est-à-dire que notre identité nous serait fournie en prime lorsque nous aurions programmé notre combinatoire et que nous l’aurions acquise, achetée ; il n’y aurait plus le moment de vie faisant accéder à l’identité de notre être par dévoilement de nous dans notre unicité ou duplicité (femme et homme, ce que l’on réduit à l’heure actuelle au couple) et dans celui des autres avec qui nous n’avons pas besoin d’avoir un rapport absolument concret pour les saisir dans leur humanité-féminité.
Dans le phénomène de réduction à un être asexué, il y a perte simultanée de toutes sortes de modes d’être, d’approches du monde et des êtres. À cette réduction asexuelle de l’être correspond un envahissement de la sexualité. En effet, à la question pourquoi n’y aurait-il pas des rapports sexuels entre hommes ou entre femmes pour signifier, réaliser un amour, peut correspondre celle-ci : pourquoi l’amour entre hommes ou entre femmes devrait se modeler sur celui entre hommes et femmes ? Pourquoi de ce fait identifier tout orifice à un point de concentration sexuelle où un organe doit s’y fourrer ? On peut alors se demander si dans ce cas hommes et femmes ne manifestent pas la déficience d’un être imaginaire organique. Je ne puis en conséquence qu’être assez sceptique quant à la nécessité que pose M. Mieli qu’un homme et une femme doivent avoir des relations de type homosexuel. En outre dans l’idée que n’importe quel orifice peut être orifice d’amour, il y a un échappement possible du fait sexuel qui tend à tout englober ; ainsi même un orifice non organique peut devenir sexe, de même qu’à l’heure actuelle tout devient aliment même les produits chimiques !
Je suis bien d’accord avec M. Mieli que l’amour est la fin de l’égoïsme mais il est également l’affirmation profonde de l’être en tant qu’individualité. Je suis persuadé que le développement de celle-ci, dont le surgissement coïncide avec celui d’une foule de possibles, ne peut se faire sans l’exaltation concomitante de l’amour. Il faut en finir avec l’amour de soi exclusif, prépondérant ; amour de soi qui est une nécessité absolue pour la combinatoire de l’amour, car il est la réflexivité et donc la relation la plus simple (comme dans un groupe de déplacements le plus simple c’est celui effectué sur place, par tout élément constituant l’ensemble envisagé).
Je serai assez d’accord avec Groddeck pour voir dans l’homosexualité une affirmation de l’amour de soi. Aussi je ne pense pas qu’à travers l’homosexualité on puisse atteindre au multiple ; j’ai peur que le multiple vécu, désiré ne soit encore que le vivre le même. Car il y a ce procès à envisager et à éviter : rechercher le multiple mais chaque fois en tant que support d’un élément compatible strictement avec notre être, c’est-à-dire qu’on le réduit à ce que l’on se perçoit, ressent et donc on se retrouve dans le même. On ne s’éclate pas et on ne se diversifie pas. Simultanément, il est impossible que l’identité profonde se dévoile puisque l’amour de soi est un procès avorté de l’amour-plénitude qui implique, comme dirait Hegel, l’aller à l’autre, l’y demeurer et le retour auprès de soi.
Si l’homosexualité dérive de l’amour de soi, il est clair que son émancipation est déterminante pour que la combinatoire d’amour puisse librement se développer ; c’est une autre raison pour penser que le capital peut libérer l’homosexualité.
On a le procès d’amour éclaté où sexualité, affectivité sont séparés. On a les possibles autonomisés suivants : le narcissisme ou amour de soi : réflexivité unicitaire s’accompagnant d’onanisme ; l’amour de soi qui se réalise dans le même, l’homosexualité dans toutes ses variantes ; l’hétérosexualité intraspécifique, l’hétérosexualité interspécifique (peut-il y avoir une homosexualité interspécifique ?) et puis les variantes de la nécrophilie où l’objet sexuel est une médiation pour atteindre la mort ; les diverses formes réifiées de l’amour et sa fétichisation : sadisme, masochisme, coprophilie…
La présupposition fondamentale de cette combinatoire est la réduction de toute sensibilité humano-féminine à la sexualité, plus précisément : la sensibilité ne pouvant plus se manifester à l’aide des autres sens, se fixe sur le sexe, puisqu’à l’époque où ceci se produisit le capital ne pouvait pas encore se passer des êtres humains, donc enrayer leur reproduction. C’est cette sexualisation de la sensibilité que Freud a analysée : sa théorie a donc une base réelle, effective ; son tort est d’avoir généralisé pour tous les temps, pour toutes les humanités.
Pour échapper à cette combinatoire il faut déployer l’amour, lui donner son maximum d’extension et de profondeur tout en maintenant le divers ; cela veut dire qu’on ne peut aimer tout le monde avec la même intensité ce qui est en liaison avec la donnée du choix, de l’esthétisme donc de la sensibilité et en définitive avec le phénomène de saisie de notre identité ; surtout il faut une autre perception plus globale, moins fragmentaire qui implique l’utilisation de tous les sens, leur réconciliation ainsi que celle entre les sens et le cerveau.
Autrement dit, l’amour ne peut pas être une thérapeutique, comme W. Reich a un peu tendance à le considérer et comme l’envisagent et le vivent les membres de la communauté AA qui le réduisent d’ailleurs à l’acte sexuel “libéré”. Hommes et femme doivent réacquérir le geste, la parole, l’imagination mais aussi la sensibilité, donc restructurer leur procès de vie total qui englobe le procès amour qui a besoin de tous ces éléments pour se réaliser.
F. Leboyer dans l’ouvrage déjà cité fait remarquer l’importance primordiale du toucher dans la relation d’amour. Le toucher est vraiment, selon moi, le sens du continuum. D’ailleurs on arrive à l’extase qui est saisissement de ce dernier, par le toucher direct et par le regard qui est toucher du monde. À notre époque la vision n’est plus que vue et a perdu son autre détermination.
Le sens du toucher est le sens primordial duquel tous les autres dérivent. C’est en particulier grâce à ce sens que F. Leboyer peut écrire : « Faire l’amour, c’est la grande régression ». Par le toucher de l’autre on remonte vraiment les millions d’années : s’engouffre sous nos mains, nos caresses, nos baisers, l’immense durée et nous avons extase de l’être-là dilaté et pourtant en son corps demeuré et lié au nôtre qui n’est plus séparé.
Faire l’amour… c’est replonger dans le vieil océan. C’est le remède souverain de l’angoisse.
Oui parce qu’on retrouve la certitude de l’existence au monde. La coupure s’abolit, l’individualité n’est pas niée mais intégrée dans la suite indéfinie des générations humaines et animales, parce qu’affleure la perception de la vibration fondamentale du rythme qui parcourt le cosmos. L’amour c’est la durée reconquise ; c’est la sûreté de la plénitude. Il ne peut prendre son ampleur que s’il n’est pas comprimé dans l’espace. Il veut donc la nature épanouie. Pas de Gemeinwesen sans amour puisqu’il est le continuum total, dans l’extase qui est soi dans la globalité.
Ainsi le sens profond souvent signalé du verbe connaître pour désigner l’acte d’amour réacquiert son ampleur car se connaître n’est pas uniquement se percevoir en tant qu’individualité, mais en tant que gemeinwesen. Ainsi on ne se limite pas, on est d’entrée à l’écoute des autres ; on ne se pose pas comme un intérieur par rapport à un extérieur : les autres. C’est donc sentir la vie intense des êtres qui nous entourent. Vivre au cœur des autres et se laisser pénétrer par eux. L’individualité est émergence du sein des autres, non séparation des autres, de ce fait il n’y a pas coupure, déchirure.
Le point central à partir duquel on devrait aborder de façon exhaustive l’ensemble des thèmes effleurés ici est la réalisation de l’individualité-gemeinwesen qui permet de résoudre le problème que certains savants découvrent maintenant : le rapport individu-société-espèce. En nous posant individualité-gemeinwesen nous nous affirmons en tant qu’être individuel, en tant que communauté considérée comme un certain ensemble d’hommes et de femmes d’un moment donné et en tant qu’espèce (être commun en devenir). Par là j’intègre les données paléontologiques et cosmiques. Dit autrement, à chaque moment de notre vie nous sommes présents à notre ontogenèse et à notre phylogenèse. Ainsi dans l’acte d’amour (réel, plein, c’est-à-dire pour d’aucuns démesuré) nous revivons nous l’avons vu, réactualisons les formes possibles de vie jusqu’à l’origine de celle-ci et nous vivons une modalité de temps, le temps cyclique. Mais alors ne sommes-nous pas aussi capables de ce possible que nous avons nous-mêmes découvert : l’éternité ! mais l’éternité ici-bas !
Du point de vue de la phénoménologie de la vie, chaque être doit vivre d’une façon telle qu’il lui soit possible d’accéder à la particularité en revivant l’histoire de l’espèce, en l’intégrant, en éliminant toutes les scories horribles, toutes les horreurs qui ne sont pas de simples scories. On peut donc considérer en une première approche un déroulement de vie comme suit. Dans la première phase les enfants restent en contact le plus fréquent possible avec les parents biologiques. En effet, de l’aveu de tous, éthologues, psychologues comme de la part de tous les gens qui ont tant soit peu porté attention aux jeunes enfants, le contact est essentiel pour le développement de ces derniers. Nous revivons là la phase nettement primate de notre évolution et simultanément celle originelle de la sensibilité par le toucher. Ensuite, à un âge dont il est vain de donner une limite fixe, les enfants vivent en communautés liées aux adultes (c’est-à-dire non séparées) de tous les âges, c’est la phase de la communauté où les adultes sont pères et mères de tous les enfants. C’est de son sein que se fera l’accession à l’individualité grâce aux références aux divers adultes, ce qui implique que ceux-ci ne soient plus les êtres vides et creux qu’ils sont actuellement, qu’ils aient donc une substance et soient aptes à s’affirmer sans devoir réprimer. C’est la phase de la médiation de la communauté à travers l’être particulier. Il n’y a pas de coupure d’avec cette dernière, ni sa négation, mais affirmation de ce à quoi tend tout le devenir de l’espèce depuis des milliers d’années : le posé de l’être individuel en tant qu’individualité et gemeinwesen indissolublement liées. Ce n’est qu’ainsi que la communauté peut se réaliser dans un devenir non despotique. Cela veut dire que les adultes ne vivront pas obligatoirement en une communauté stricte, c’est-à-dire dans la plus grande promiscuité avec amour indifférencié se réalisant grâce à une programmation affichée à un panneau ou grâce à un lancer de fléchette. Non, la femme ou l’homme vivra elle, lui, les autres, dans une ou plusieurs relations d’amour ; car on ne peut en aucun cas être dans la communauté en tant que réunion d’êtres, car celle-ci est fondamentalement union. Enfin, c’est à ce moment-là qu’on pourra vraiment vérifier s’il n’y a pas une relation obligée entre surgissement de l’individualité, étalement des possibles et accession à l’amour unique, l’amour d’un homme et d’une femme. L’étalement des possibles implique justement la possibilité de choisir ce qui fait ressortir la réalité diversifiée des autres.
Très souvent on présente un tel amour comme une mutilation et certains disent aimer une seule femme (un seul homme pour une femme) c’est les nier toutes (ou tous). Mais n’est-ce pas là encore une affirmation immédiate ? Dans tous les cas on ne pourra jamais les aimer toutes, alors qui déterminera le nombre qu’il faudra tout de même atteindre ? Mais une telle affirmation implique aussi que chaque être ne serait la réalisation que d’un possible, qu’il serait donc atrocement déterminé dans une dimension absolument réduite. En revanche on peut penser qu’il est peut-être réalisable de vivre tous les possibles avec un seul être. D’autre part peut-on, désire-t-on réellement tout le monde, à moins que ce ne soit une affirmation superficielle ?
Un autre argument découle de la négation immédiate de la société en place : la plus absurde de toutes les lois, est celle qui ose dire : « tu ne connaîtras pas la femme de ton prochain, car c’est nier la communauté et se résoudre à la séparation »[^ref_épiphane]. Mais dans la communauté réalisée il ne peut y avoir de séparation, il peut y avoir seulement non adéquation, c’est-à-dire qu’un amour soit incapable d’éveiller un amour en retour. Dans ce cas comme dit K. Marx, c’est le malheur. La souffrance ne peut pas être abolie. C’est là que la communauté est déterminante pour permettre à celui ou celle qui en est affectée de pouvoir surmonter la phase douloureuse car ce qu’il y a de pire en elle c’est la solitude. De même, on peut penser que des hommes, des femmes aillent à l’encontre de ce qu’est la vie fémino-humaine. Dans ce cas selon K. Marx, la faute ne sera pas purement et simplement attribuée à celui qui l’a commise, provoquant ainsi la séparation de la communauté, mais cette dernière la prendra en charge afin d’aider le “fautif” à se retrouver en elle.
Le passage d’une phase à l’autre de la vie se fera sans saut brusque, sans violence – et cela dès la naissance (cf. F. Leboyer, B. This) – parce que tous les éléments de chacune préexistent et coexistent dans la totalité communauté, de même que la respiration pulmonaire coexiste à un moment donné avec celle par le cordon ombilical permettant au bébé de passer insensiblement de la seconde à la première. Ainsi, tous les troubles psychiques pâture des divers psychologues et psychiatres seront abolis : la dépendance totale de l’être (infantilisme, l’inaccession à une certaine autonomie) dérive du manque profond de contacts, l’autisme n’est que la réaction inverse ; le grégarisme ou l’individualisme forcené et même la schizophrénie découlent de l’impossibilité des êtres à atteindre une identité et à ne pas subir une identification, une mêmification. Ces troubles sont d’autant plus exaltés que la fragmentation du procès de vie est accentuée.
Même si on accepte la thèse de S. Freud que l’intérêt exclusif de l’homme pour la femme n’est pas une donnée allant de soi, que l’acquisition de la sexualité en tant qu’attirance pour un autre sexe est une donnée phylogénétique et que pour tout être elle s’acquiert au cours de l’ontogénie, il est clair que ce n’est qu’en accédant au procès de vie total qu’il sera possible de vérifier les réelles pulsions hétéro et homosexuelles des femmes et des hommes ainsi que leur amplitude, surtout si les moments de transition de ce procès gardent leur entière complexité.
Enfin, la coexistence des diverses générations permet à chaque être de s’affronter à chaque instant à la totalité de la vie non débitée en tranches ; il en acquiert une connaissance intuitive avant d’y accéder au travers d’un vécu. C’est la rupture profonde avec la solitude de ce monde ici et maintenant et dans l’éternité humaine, c’est-à-dire dans le rapport de l’être individualité avec l’ensemble des générations fémino-humaines.
Pour réaliser une telle communauté s’impose une nouvelle dynamique de vie où il n’y ait plus séparation pensée-vie qui permet les phénomènes de dépouillement dont j’ai parlé plus haut. En effet, chaque connaissance, jusqu’à maintenant, s’est accompagnée d’une perte. Il ne faut pas qu’il y ait d’autonomisation, ferment fondamental du procès d’aliénation8. Une nouvelle dynamique de vie est nécessaire qui réabsorbe tous les possibles dans un devenir fémino-humain.
On ne peut atteindre un tel objectif que si dès le départ nous rompons avec toutes les représentations en vigueur depuis au moins deux mille cinq cents ans. Il faut rompre avec la dichotomie décharnante de l’intériorité-extériorité (l’amour réel n’est actualisable et donc la vie possible que si l’on y parvient), point de départ de toutes les dichotomies et de la pensée binaire dont l’épanouissement s’effectue maintenant dans le capital.
D’où une autre exigence : ne plus vouloir se distinguer fondamentalement des animaux. La distinction d’avec ceux-ci apparaît en général comme la preuve absolue de la validité d’une affirmation d’un homme ou d’une femme. Dans la mesure où une pensée ou une action vont dans le sens de nous distinguer, c’est humain, féminin. Mais l’homme, la femme est un animal divers. Cette diversité lui impose de prendre en main son propre devenir-évolution qui est celui de vivre ; c’est-à-dire réaliser vraiment le phénomène de réflexion. Comment peut-on dire qu’avec l’espèce émerge la conscience qui est conscience de la vie, c’est-à-dire que la vie parvient à la conscience et laisser passivement le procès s’effectuer ? D’autant plus que, dans la situation actuelle, l’on risque non l’effectuation d’une conscience mais la destruction de toute vie. Dans cette perspective il y a un minimum de remise en cause à effectuer, celle de la théorie du prolétariat et du procès révolution.
Pour en revenir à l’homosexualité, il convient d’examiner un autre argument de M. Mieli pour la faire reconnaître en tant que comportement essentiellement nécessaire. Il consiste à dire que l’hétérosexualité ne pourrait pas permettre une réelle compréhension de la femme. Certains homosexuels affirment qu’ils sont les seuls – dans la mesure où ils ne se figent pas dans un rôle passif ou actif – à pouvoir éprouver ce que ressent la femme lors de l’acte d’amour puisque eux aussi se font pénétrer. Nous retournons toujours sur le terrain de l’immédiatisme et sur celui de l’incommunicabilité. Il semblerait que pour eux, dans l’acte d’amour, l’homme et la femme soient condamnés à jouir de leur être particulier sans pouvoir goûter à la jouissance de l’autre et que, pour y accéder, il faut réellement devenir autre. Mais n’est-ce pas l’infirmité absolue de l’être réduit à une particule autonome privée du pâtir du monde et des autres, enfermé en lui-même ?
En faisant une telle affirmation M. Mieli escamote tout un courant historique qui a défendu la femme, qui l’a reconnue comme étant essentielle. Rapidement on peut signaler les gnostiques, les taoïstes, les partisans de l’amour courtois avec les variantes qu’il a engendrées, le romantisme dans son affirmation de l’éternel féminin qui, si on ne le considère pas simplement dans son immédiateté, est le posé de la communauté. Il est évident que souvent ces mouvements ne sont que des compensations et que ce sont les hommes qui affirment ce qu’est la femme et qu’ainsi on n’a pas une donnée vraiment féminine. Toutefois, il faut tenir compte du rapport entre diverses femmes et ces courants, ainsi de Christine de Pisan, Louise Labbé, etc. Il est facile d’ironiser sur la féminité qui, comme le dit Th. Adorno, est le plus souvent un alibi mâle, mais alors il faut également dénoncer la virilité, d’autant plus que celle-ci a toujours été exaltée en rapport avec les valeurs dominantes et donc dominatrices, ainsi de l’exaltation de la virilité et du machinisme.
Il n’est pas question d’accepter tels quels tous ces courants comme étant la preuve que les hétérosexuels ont vraiment compris la femme mais comme étant témoignage qu’il y a eu aussi une réelle tentative en ce sens ainsi que la puissance de l’idée fondamentale qu’à la base du salut de l’humanité il y a la femme. Or ceci me semble assez logique puisque tout ce qui s’est produit depuis trois mille ans environs (arc historique du capital) est dû à l’activité mâle. Une autre dynamique n’est concevable qu’à partir d’un pôle féminin prédominant.
Enfin je doute fort qu’une grève de l’amour de la part des femmes pourrait contraindre les hétérosexuels à examiner leur attitude envers elles, leur phallocratie. L’amour est tellement évanescent et la société offre tellement – étant donné le phénomène d’extériorisation indiqué plus haut – de possibilités que les hommes pourront probablement attendre. D’autre part, il est difficile de transposer des données d’un certain monde (le monde ouvrier et sa lutte) à un autre (celui de la réalisation de rapports harmonieux entre les sexes).
Pour le moment, dans l’immédiat de la rédaction de cette approche du thème amour et sexualité, ce qui importe ce n’est donc pas tellement de savoir si l’homosexualité est une donnée essentielle du comportement amoureux des hommes et des femmes, mais c’est la justification qui en est donnée parce qu’elle risque de déboucher dans la représentation-capital du phénomène sexuel : une combinatoire sexuelle9. En rester là, c’est encore être piégé par la superficialité. En réalité, nous l’avons vu la fragmentation du procès d’amour autonomise une foule de possibles et les hommes et les femmes sont des êtres qui veulent les réaliser tous, en même temps qu’ils en ont peur parce qu’ils sentent qu’ils peuvent se perdre et que cela peut dissoudre tous les rapports qu’ils ont entre eux. D’où depuis des milliers d’années a-t-on le débat entre l’État et l’anarchie, dieu et les hommes. Le discours défenseur de l’État est en relation avec une réalité humaine, une certaine inaptitude à la vie intégrée, c’est-à-dire celle où tous les possibles peuvent se manifester sans détruire la vie. Ils proclament : il faut des garde-fous sinon les êtres humains se laissant aller à leurs penchants n’accéderaient qu’à la démence et s’attireraient les méfaits de la fatalité. Pour empêcher l’anarchie dissolvante, il faut une médiation, l’État, qui permette de protéger les hommes et les femmes contre eux-mêmes. L’État est le bienfaiteur ; il est la garantie d’une non-retombée dans l’animalité, dans l’état de nature ; il représente la discontinuité totale. L’oppression est donc nécessaire. À la rigueur, seuls quelques êtres d’élite peuvent accéder à un plein développement.
Dieu a joué le même rôle que l’État. Ainsi F. Dostoïevsky disait que s’il n’y a plus de dieu tout est permis. De ce point de vue croire en dieu est poser son impuissance ou celle des autres parce que cela postule la nécessité absolue d’un médiateur-référentiel pour pouvoir affirmer un comportement fémino-humain ; parce que ce qui importe ce n’est pas son existence, c’est sa fonction éthique.
Contre ces tenants de l’État, contre les partisans de ce comportement répressif et réprimé, se sont élevés ceux qui voulaient que tous accèdent aux mêmes réalisations (démocratie) et qui pensaient que femmes et hommes devaient au contraire vivre tous les possibles.
Tout ce débat s’est traduit en d’autres termes : opposition entre la science et la tradition, les lumières et l’obscurantisme, le progrès et la stagnation. La science a été tout particulièrement vécue comme étant le moyen de réaliser tous les possibles. Les sciences humaines en dernier lieu viennent justifier ce que certains appellent aberrations, perversions ou folies.
Ce heurt entre les deux tendances a un sens tant que le capital ne s’est pas imposé. À partir du moment où il a assuré sa domination on se rend compte que son devenir ne pouvait s’effectuer qu’à travers la mise en pratique de la destruction des dogmes, des tabous, des barrières idéologiques, en postulant tout est possible, en devenant ludique.
Le jeu, comme l’affirme Huzinga, est caractéristique des êtres humains. Or, il ne peut y avoir jeu que s’il y a perception de possibles et volonté de les réaliser. Avec le développement du capital il a été autonomisé ; il n’est plus une pratique intégrée dans la vie des hommes et des femmes. Son expression autonomisée, séparée, se manifeste de façon percutante dans la publicité et dans la sexualité. Le jeu lui-même est réduit à un ensemble de règles plus ou moins connues des êtres humains ; il est ramené à une combinatoire. De là l’élimination de la jouissance d’être en des modalités autres que celle immédiate et de la connaissance de domaines non encore explorés que le jeu, qu’il soit enfantin ou adulte, procure lorsqu’il est vécu dans sa totalité intégrée dans la vie.
Dès lors l’humanité voit se réaliser un projet qui fut sien et peut constater à quoi il a abouti. Elle est donc obligée de remettre en cause aussi bien le discours étatique que celui anarchique. Actuellement, je l’ai déjà dit, nous vivons une espèce de jugement dernier. Ce qui fait qu’il est nécessaire en quelque sorte que toutes les modalités de vie se manifestent, s’affirment car c’est comme une immense analyse de l’être humain-féminin qui doit conduire, ne serait-ce que négativement, à une connaissance de ce qu’il est10.
Celle-ci n’est positivement accessible que si on rompt avec le procès de fragmentation ; si on refuse la combinatoire, ou la confection d’un puzzle. On ne peut l’atteindre qu’à partir d’un vécu autre où ce qui est déterminant c’est la perception globale d’une autre réalité humaine-féminine : la Gemeinwesen.
Pour le moment, le vieux débat se renouvelle entre tous ceux qui veulent réaliser leurs désirs et les savants psychologues et psychiatres, qui disent que le maître ne peut pas être aboli. Il est toutefois virtuellement dépassé dans la mesure où le maître, le capital, réalise en même temps la combinatoire des désirs et des sexes. Il n’est plus question de discuter sur la normalité ou l’anormalité car cela se réfère à une même réalité qu’il faut fuir. On ne peut se découvrir et se réaliser qu’au travers d’une autre dynamique de vie visant à réaliser cette Gemeinwesen qui réunit en elle tous les possibles (étant ainsi référant immédiat et médiat de ce qui est fémino-humain) et, dans la mesure où elle englobe l’histoire, elle renferme aussi le mal, autre manifestation des hommes et des femmes, qui demeurera ainsi un possible indéfiniment conjuré.
Jacques Camatte, Février 1978.
-
Je dois signaler quelques erreurs, qui ne concernent pas directement le sujet abordé ici, parce qu’elles peuvent être utilisées de façon malveillante contre le travail de Mario et qu’elles peuvent être source de confusion.
Si on accepte la clarification du devenir propre du capital, comme un devenir à la communauté, qu’il a réalisée, on ne peut parler de capitalisme d’État (cf. p. 96). L’État n’est qu’un élément secondaire en définitive dans la dynamique de vie du capital. On a pu parler de capitalisme d’État à l’origine de celui-ci, quand l’État est intervenu pour faciliter l’implantation du capital.
Parler de capitalisme bureaucratique en URSS et faire une note qui signale à ce propos l’œuvre de Bordiga Structure économique et sociale de la Russie d’aujourd’hui ne convient pas du tout. Bordiga a toujours nié une telle affirmation-caractérisation, particulièrement dans l’œuvre citée où il ridiculise la thèse d’une prétendue bureaucratie-classe opérant en URSS.
Ce n’est pas Joe Fallisi (p. 159) qui a dit la première phase du mouvement ouvrier fut la phase sectaire, c’est Marx. J’ai dans Le KAPD et le mouvement prolétarien repris cette caractérisation de Marx et l’ai utilisée comme point de référence pour caractériser l’état du mouvement ouvrier dans les années ’20 mettant en évidence que, dès lors, commençait la phase groupusculaire du mouvement et que le parti à venir, le parti-communauté, devait se former contre tous les groupuscules. C’est en partant de cette réflexion que j’ai été amené à écrire, avec G. Collu, la lettre sur les rackets du 4.9.1969 publiée sous le titre De l’organisation. ↩ -
Luc de Heusch, Introduction à une ritologie générale, in L’unité de l’homme, Le seuil, pp. 684-685. ↩
-
John E. Pfeiffer, L’émergence de l’homme, Denoël. ↩
-
Roger Caillois, L’homme et le sacré, Gallimard, coll. Idées. ↩
-
Robert Van Gulik, La vie sexuelle dans la Chine ancienne, Gallimard, 1971. ↩
-
Invariance, série II, n°6. ↩
-
Cf. « Ce monde qu’il faut quitter », Invariance, série II, n° 5, et Marx et la Gemeinwesen. ↩
-
Cf. la note sur l’aliénation dans Capital et Gemeinwesen, éd. Spartacus. ↩
-
Voilà pourquoi à la fin de ma lettre à M. Mieli du 9.10.1977 – point de départ de cette ébauche d’étude – je déclarais :
Et maintenant je plaide coupable.
Il est clair que tout ceci, qui n’est pas une critique mais une affirmation de ce que je suis et ce dans mon élancement vers toi, part de mon affirmation hétérosexuelle exaltée du fait que je suis follement amoureux, démesurément, anachroniquement, d’une femme qui est belle comme une éternité et qui m’a fait profondément ressentir que le temps est invention des hommes incapables d’aimer. Et, au moment où fulgurait cette intuition devenant-devenue perception envahissante, j’ai réalisé qu’il n’était pas possible de concevoir la communauté sans comprendre que nous devions non pas vivre un autre temps, un autre espace, mais les réunir (c’est pour ne pas avoir affronté cela que toutes les communautés n’ont pu éviter le piège du despotisme) et que cela reposait l’amour et l’éternité, que sans l’amour il était impossible d’envisager la nouvelle dynamique de vie.
Oui j’aime passionnément (la passion qui est joie – or aimer n’est-ce pas la joie la plus grande ? – fait accéder à une plus grande perfection dit Spinoza dans Éthique) et c’est de l’espace-temps de cette passion dont je suis envahi et que j’intègre dans ma vie et dans toutes celles qui me précèdent et qui me succèdent et qui me succéderont (la Gemeinwesen) que je te parle charnellement, à toi que j’ai aimé à partir du moment où tu m’écrivis de ton lit d’hôpital à Londres. Alors je pense que tu comprendras ! -
Je ne parlerai pas d’un homme « caché », comme il fut postulé l’existence d’un dieu caché, fondamentalement bon. Je ne propose pas une nouvelle gnose. ↩